Exposé de M. Jacques BODIN,
Ingénieur, membre du comité électrotechnique français


C’est pour moi ma première réunion parmi vous. Je voudrais vous dire mon plaisir à me trouver au milieu de cette assemblée mais aussi une certaine inquiétude face à toutes les compétences ici rassemblées ; aussi, je vais, par prudence, me retirer sur un terrain moins inconnu pour moi en vous parlant brièvement du rôle du Comité électrotechnique français (CEF) et de son action particulière dans le normalisation de la terminologie de l’électrotechnique.

Notre action se situe dans le cadre de la CEI, la Commission électrotechnique internationale qui est l’homologue de l’ISO, l’autre grande organisation mondiale pour ce qui touche l’électricité, terme générique englobant l’électrotechnique et une bonne partie de l’électronique. Comme à l’ISO, nous avons trois langues officielles qui sont le français, l’anglais et le russe, mais à la différence de l’ISO, nos publications sont systématiquement bilingues, au sens primitif du terme, c’est-à-dire que, dans un fascicule donné, la version française et la version anglaise se font face et ne sont séparées en aucune circonstance.

Je terminerai après avoir fait une brève présentation, en évoquant trois points-clés autour desquels notre action spécifique est organisée, et ces trois points peuvent être pris en considération par vous-mêmes en fonction des problèmes auxquels vous pouvez être confrontés.

La CEI est un ensemble de 40 pays choisis parmi les plus industrialisés dont plus particulièrement une douzaine de pays très actifs qui ont un point de vue à défendre en matière de normalisation ou bien un certain nombre de mesures à promouvoir. Les autres pays, en particulier les pays en voie de développement, ne font généralement pas partie de la CEI, puisque étant par définition en voie de développement, ils ont tout intérêt à retirer le bénéfice des études de normalisation que les pays plus avancés lancent avant eux. Le domaine électrotechnique est excessivement vaste ; on l’a divisé en 200 domaines ou sous-domaines techniques ; ces 200 domaines sont répartis pratiquement entre la douzaine de pays industrialisés qui pilotent les études, c’est-à-dire que chaque pays théoriquement se voit accorder une vingtaine de domaines techniques dans lesquels on met au point la normalisation ; en fait ce n’est pas un véritable accord, c’est plutôt une sélection : chaque pays choisit le domaine dans lequel il veut mener les études de normalisation face aux autres pays ; pratiquement, la France et les États-Unis viennent en tête des pilotes puisqu’ils gèrent les études dans plus de 35
domaines chacun, suivis de près par l’Allemagne et le Royaume-Uni qui, eux, ont une trentaine de domaines. Évidemment, puisque nous sommes dans la technique, ces domaines sont numérotés, les premiers numéros correspondent aux domaines créés les plus tôt, par exemple le domaine 2B est un domaine "machines tournantes", le 9 "matériel de traction électrique"... Vous ne serez pas surpris d’apprendre que le domaine n°1 est baptisé "Terminologie". C’est une création ancienne qui remonte à 1910 lorsque la CEI a été créée, et le premier comité technique ainsi constitué fut celui de la terminologie. Il ne faudrait pas penser que la terminologie est reléguée au domaine des choses du passé, puisque il y a 2 ans maintenant de nouveaux comités communs ISO-CEI ont été créés, qui s’appellent bien sûr comités techniques mixtes. À l’intérieur de ce comité commun ISO-CEI, il y a des sous-comités, et il est intéressant de constater que le premier sous-comité est également appelé terminologie; au passage, je note que la direction en est assurée par le Canada et le secrétariat par l’AFNOR, c’est-à-dire qu’en 1988, le monde francophone demeure aussi actif qu’il l’était en 1910 ; je considère cela comme un point ;encourageant.

Je viens de dire que nous étions aussi actifs qu’en 1910, j’ai oublié de dire que, depuis 1910, la France détenait la responsabilité des études de terminologie, c'est-à-dire que, dans notre jargon, la France détient le secrétariat de terminologie.

Quelle a été l’action de ce secrétariat français ?

En 1938, la publication de la 1ère édition du vocabulaire électrotechnique :2000 notions; en 1939, 2ème édition, toujours sous l’impulsion de la France; quand je dis sous l'impulsion de la France, pratiquement sous l'impulsion d'Électricité de France (EDF) et de la Fédération des Industries Électriques et Électroniques (FIBE) ; 1990, 3ème édition, 15 000 notions définies en français, en anglais et en russe; chacun de ces 15 000 termes est traduit en allemand, en espagnol, italien, néerlandais, polonais, suédois, au total 130 000 termes ; les conversations sont très actives avec les Japonais pour mettre au point leur propre terminologie.

Ainsi la France joue un rôle vraiment important dans ce domaine sans être pour autant le propriétaire de la terminologie qui est le fruit du travail de tous les divers comités nationaux ; les résultats, je l’ai dit, c’est le dictionnaire dont voici le 1er fascicule. À ce sujet, une petite parenthèse : les traducteurs parfois sont déçus quand on emploie ce terme de "dictionnaire", c’est qu’on oublie de voir à côté : CEI ; en fait, c’est un recueil seulement des termes qui sont normalisés ; les autres termes absents, eh bien, ne sont pas encore normalisés, ce qui fait dire par exemple à certains traducteurs déçus que notre dictionnaire est tout à fait matérialiste puisque le terme âme, l’âme d’un conducteur, n’y figure pas : ceci n’est qu’une parenthèse. Le travail du dictionnaire n'est pas un travail de tout repos, chaque chapitre est en révision permanente, on s’en doute bien en raison des développements incessants de la technologie.

Pourquoi la France, le CEF ont-ils résolu de participer à cet effort, effort qui financièrement et en termes d’heures d’ingénieurs est excessivement coûteux ?

Une première raison : le souci, notre souci de rigueur et de précision issu de notre usage de la langue française, à moins que ce souci ne corresponde à notre tempérament dont la langue française est l’expression, ceci est une autre question.

Un deuxième point tout naturel : faire avancer et enrichir notre langue. En effet, il y a actuellement des domaines techniques, par exemple les techniques de l'information dans lesquels le monde francophone, grâce à cette terminologie, est seul par rapport aux autres nations, à pouvoir encore s’exprimer en français; ceci veut dire qu’il y a des domaines aujourd’hui, par exemple les circuits intégrés, où Espagnols, Suédois, Italiens ou Allemands sont incapables de s’exprimer dans leur propre langue nationale. Le monde francophone représente grâce à ce travail de terminologie, un exception.

Enfin, le dernier point qui nous motive à travers la terminologie : la langue française est pour nous selon le mot de M. Billaud, un moyen d’identification dans l'histoire et dans le monde, le monde géographique mais aussi celui de la pensée et d l'esprit.

Quels sont les résultats de ce travail ? J’ai dit tout à l’heure que la CEI, avec quelques rares organisations internationales, en particulier le BIPM (Bureau international des poids et mesures), avait le privilège de publier des fascicules en 2 versions, je dis bien en 2 versions, ce ne sont pas 2 traductions, ce sont 2 versions, l’expression dans 2 langues différentes de la même vérité.

Peut-on penser que cette situation relativement favorable pour notre langue dure éternellement ? Non, rien n’est évident. Il y a des problèmes qui viennent de l’étranger mais qui viennent également de nous-mêmes.

Les problèmes qui viennent de l’étranger sont très simples : la situation économique, la situation technique sont telles que de nombreuses inventions aujourd’hui proviennent malheureusement de l’étranger, et il faut s’y adapter.

Du côté français, nous ne faisons pas suffisamment d’efforts, et nous pensons qu’il y a lieu, à l’issue de notre expérience peut-être de 60 à 80 années, de tourner autour de 3 points principaux si nous voulons maintenir cette politique de bilinguisme.

1er point : il est indispensable pour un ingénieur français de pouvoir s’exprimer au moins dans une autre langue ; nous pensons qu’il est indispensable de suivre une question, d’intervenir, de montrer aux étrangers que nous existons si nous voulons faire aimer la langue française comme on le disait tout à l’heure ; il faut montrer que nous sommes là ; pour montrer que nous sommes là, il n’y a pas d’autre manière, puisque notre technique ne suffit pas aujourd’hui, que de s’exprimer dans une autre langue ne serait-ce que pour montrer aux étrangers que nous sommes également capables, eux le font, d’apprendre une autre langue.

2ème point : il est indispensable de disposer d’une terminologie à jour si nous voulons que le français demeure, c’est-à-dire demeure présent à l’extérieur du monde francophone ; il faut pour commencer que nous parlions français à l’intérieur de l’Hexagone, grâce aux divers travaux de terminologie : je pense aux commissions de terminologie instituées auprès du Premier ministre ; je pense aux actions magnifiques d’une association comme la vôtre, M. le Président Lauginie ; les choses paraissent tout à fait en bon point.

3ème point: il ne suffit pas de disposer d’une terminologie, il faut encore l’utiliser : il faut l’utiliser d’une manière naturelle. La terminologie, actuellement, est promulguée soit par le biais du Journal Officiel, soit dans des normes, documents tous plus arides les uns que les autres et qui ne correspondent pas toujours à des cas concrets. On comprend donc que le succès des mots nouveaux soit relativement faible car on ne peut pas demander aux utilisateurs qui ont fort à faire à gérer la technique ou à vendre leurs produits de s’amuser à construire des termes à partir de mots empruntés aux fascicules de terminologie. La seule façon de faire passer cette terminologie, c’est d’utiliser des cas concrets à l’occasion de la traduction en français de documents, par exemple anglais. Une telle traduction permet évidemment d’apporter la connaissance à un plus grand nombre de Français, mais surtout de donner aux Français, l’habitude de voir les termes nouveaux dans un contexte pratique. Au niveau de la CEI, nous avions négligé jusqu'à il y a 4 ou 5 ans ce dernier aspect : les traductions ne suivaient pas, parce que nos ingénieurs, surtout les plus dynamiques, ignoraient le mot français ou encore n’avaient pas le temps de se consacrer à la traduction, préférant réserver leur énergie à leur métier de technicien. Nous avions négligé cet aspect, qui a été pris en compte par les Pouvoirs Publics, et les alertes très fortes, les secousses très importantes ressenties à l’encontre du français ont disparu. En 1989, il y a 3 mois, s’est déroulée la réunion générale de la CEI : j’ai le plaisir de vous dire que, pour la première fois, grâce à cette action depuis de nombreuses années, pas une seule fois, la position du français n’a été remise en question.

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