Exposé de Me Philippe GINESTIÉ, Avocat à la Cour

LE CHOIX DES LANGUES DANS LES RELATIONS
CONTRACTUELLES INTERNATIONALES


L’observation de la pratique en matière de contrats internationaux conduit à constater :

- d’une part, une utilisation de plus en plus répandue de l’anglais, et

- d’autre part, la coexistence de plus en plus fréquente de langues différentes au sein d’un même ensemble contractuel (langue du/des contrat(s), langue des pièces et documents, langue de la loi applicable et langue du juge compétent).

Cette situation est regrettable car source de nombreuses difficultés et génératrice d’une dégradation de la portée prévisible des contrats concernés.

La définition de règles permettant de rationaliser la pratique et dotées d’un caractère normatif paraît donc souhaitable.

L’ESPÉRANGLAIS, LANGUE UNIVERSELLE :

Depuis plus d’un siècle, les hommes rêvent d’une langue universelle.

En cela, ils sont guidés tant par des préoccupations d’ordre idéaliste, la recherche d’une large communication et compréhension entre les peuples, que par des soucis d’ordre pratique, le développement des échanges économiques, scientifiques et techniques et celui des relations personnelles.

L’adoption par la première puissance d’aujourd’hui de la langue de la première puissance d’hier, le rôle décisif des États-Unis au cours de la seconde guerre mondiale tant en Europe qu’en Extrême-Orient, l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne et de nombreux autres facteurs ont fait de l’anglais la langue universelle de la fin de ce siècle et, certainement, de l’essentiel du 21e siècle.

En réalité, cet anglais universel pourrait s’appeler "l’espéranglais" ; il joue bien le rôle que les créateurs de l’espéranto espéraient voir jouer à cette langue artificielle.

L’espéranglais plonge ses racines dans les langues maternelles parlées en Grande-Bretagne, aux États-Unis, à l’ouest du Canada ou en Australie, mais force est de constater qu’il est en réalité multiforme, chacun développant son propre espéranglais, et qu’il est une langue véhiculaire fort commode et efficace mais à la capacité d’expression limitée.

À l’encontre du français qui, en son temps, a également joué le rôle de langue universelle, l’anglais est beaucoup moins un signe d’identification culturelle. Le véhicule est recherché pour son utilité pratique immédiate, il n’est pas l’objet d’affection.

C’est donc une langue véhiculaire, en ce que cette expression peut avoir de plus réducteur, qui envahit le monde des contrats, non seulement internationaux, mais parfois nationaux.

Les conséquences de cette tendance sont préoccupantes pour le bon ordre juridique.

L’ANGLAIS, LANGUE DES CONTRATS INTERNATIONAUX :

Bien entendu, l’accès de l’anglais au rang de langue universelle est la première raison de son utilisation dans les contrats internationaux. La domination économique des pays anglophones et leur créativité dans le domaine des affaires sont les éléments déterminants de l’usage de l’anglais dans les contrats.

À ces causes fondamentales, s’ajoute un phénomène de mode : il est séant d’être international. Travailler en anglais est l’un des moyens d’afficher cette qualité, ressenti comme valorisant.

Mais malheureusement, sauf dans le cas assez rare des personnes bilingues, les gens pensent travailler en anglais alors qu’en fait ils pratiquent en espéranglais. Le lustre dissimule l’effet réducteur de la communication dans une langue que l’on domine mal.

Cet effet réducteur joue évidemment au niveau de la négociation, la connaissance non courante de la langue utilisée privant des nuances, finesses et tournures qui sont pourtant essentielles à la qualité de l’exercice. Mais il joue surtout lors de la rédaction des contrats.

Ce phénomène apparaît clairement en explorant les liens entre la langue et les contrats.

LES FONCTIONS DES CONTRATS :

Les contrats ont quatre fonctions :

- La négociation et la rédaction du contrat permettent, tout d’abord, d’approfondir et de clarifier la volonté des parties. Les conséquences de l’opération envisagée pour chacune des parties doivent alors être analysées et explicitées.

- La rédaction du contrat permet également de créer une mémoire inaltérable des conventions, qui s’avère bien précieuse dans un monde de multiplication des relations contractuelles.

- S’il est clairement et efficacement rédigé, le contrat vient ensuite soutenir la bonne foi chancelante, par la menace d’exécution forcée dont il est l’instrument.

- Enfin, le contrat permet l’interprétation a posteriori de la volonté des parties par le juge et ce, aussi bien en cas de différend de bonne foi sur la lecture à donner à la convention qu’en cas de manquement de mauvaise foi aux obligations contractuelles.

Le droit est la tentative d’organiser les relations des hommes par une approche conceptuelle, traduite dans la loi et dans les contrats. Cette dominante conceptuelle fait de la langue l’outil essentiel du droit.

Loi ou contrat, le droit s’exprime et s’interprète à travers la langue. Une langue juridique parfaite devrait être biunivoque, c’est-à-dire que chaque mot ou groupe de mots ne désignerait qu’un seul signifié dénué de toute ambiguïté et tout signifié ne serait désigné que par un seul mot ou groupe de mots.

Une large part de la pratique du droit est la lutte contre le défaut d’univocité de la langue utilisée ou, il faut bien le dire, trop souvent l’exploitation de cette absence d’univocité.

Il est évident que l’univocité d’un discours ou d’un écrit se dégrade redoutablement dès que son auteur utilise une langue qui lui est étrangère. Le choix de la ou des langues sélectionnée(s) pour organiser un ensemble contractuel est donc un élément déterminant de la qualité de cet ensemble contractuel, c’est-à-dire du degré de prédictibilité de ses conséquences juridiques et de la facilité d’obtention de ces conséquences.

En termes concrets, dans le domaine contractuel, la langue est le moyen d’expression :

- de la volonté des parties exprimée par le contrat,

- des choix de la collectivité exprimés par la loi qui régit le contrat,

- de l’ensemble des documents qui vont permettre, en cas de difficulté, d’apprécier les positions et comportements respectifs des parties en cause,

- des explications écrites que les parties donneront à leur juge,

- de la communication entre tous les participants au processus d’interprétation judiciaire du contrat,

- de la décision des juges.

Il est clair que l’interprétation par un juge d’un contrat qui n’est pas rédigé dans sa langue et, a fortiori, par référence à un droit qui lui est étranger, constitue un exercice qui, pour être de plus en plus fréquent, n’en n’introduit pas moins un caractère hautement aléatoire dans l'interprétation des contrats.

Le problème est d’autant plus aigu que la bonne traduction juridique est extrêmement rare sinon impossible. En effet, d’une part, les langues à mettre en relation ne comportent souvent pas de concepts identiques, ni même similaires, et d’autre part, trop rares sont ceux qui, étant non seulement bilingues mais également experts dans les concepts juridiques de deux pays différents, se consacrent à la traduction juridique.

La transformation de l’ensemble contractuel en tour de Babel est évidemment un allié puissant de la mauvaise foi car elle fait obstacle à une exécution rapide et prévisible des contrats.

RÈGLES PROPOSÉES POUR UN BON ORDRE JURIDIQUE :

Afin de réduire les inconvénients ci-dessus décrits, il est proposé de respecter pour chaque contrat la triple unité de la langue :

- du contrat,

- du droit applicable,

- du procès (écritures, débats et plaidoiries, décision).

Cette triple unité assure une cohérence entre l’expression des concepts correspondant à la volonté et leur traduction en termes juridiques.

Bien entendu, la langue du contrat et le droit qui lui est applicable devraient être ceux du pays d’exécution du contrat, ou, en cas de pluralité de pays, de celui où le risque de voir surgir une difficulté d’exécution est le plus apparent.

Une fois définis les domaines contractuels dans lesquels la fixation d’une telle norme est souhaitable, il devrait être envisagé d’en rendre l’usage obligatoire en Europe, par la voie d’une directive européenne.

La qualité des relations contractuelles s’en trouverait grandement améliorée et chaque langue conserverait un large domaine d’usage, ce qui est culturellement souhaitable. Que serait une civilisation dans laquelle le droit serait exprimé dans une langue étrangère ?

DÉBATS :

1) Intervention de Bernard CERQUIGLINI, Délégué général à la langue française :

Je voulais dire que j’étais séduit par l’intelligence, la vivacité et la pertinence de cet exposé. C’est peut-être moins le Délégué général qui va répondre que le Professeur de linguistique que je suis dans le civil.

Le Délégué général vous dira tout d’abord, en effet, qu’il convient de soutenir votre point de vue qui est tout à fait juste, qui est fondé et s’inscrit dans une politique non pas de défense de la langue française comme une ligne Maginot, pour citer le Premier ministre qui affectionne cette formule, mais d’une avancée de toutes les langues de l’Europe en même temps. Toutes sont dignes mais chacune doit rester dans son ordre. Le multilinguisme n’est pas la Tour de Babel, c’est un échange cohérent et régulier. Et ce que vous souhaitez, c’est qu’il y ait des usages cohérents de la langue et ça me semble tout à fait juste.

Le professeur de linguistique ferait valoir que l’on peut donner un fondement scientifique à ce que vous avez dit. Car en somme, le contrat c’est en termes linguistiques un message passé entre deux individus ; le droit applicable n’est rien d’autre que la grammaire qui est choisie pour ce message: nous pouvons tous les deux décider de parler en anglais et en français, notre message baigne dans une grammaire et le procès, c’est la situation d’énonciation, c’est la plaidoirie, l’écriture de la décision. Or, au plan scientifique, si les trois choses ne sont pas en cohérence, il y a malentendu, alors que les pièces qui sont la réalité peuvent être différentes. Naturellement, la langue c’est fait pour parler de choses entièrement différentes sinon on n’aurait pas inventé les langues ; mais il faut absolument qu’il y ait homogénéité entre message, grammaire et situation d’énonciation. On peut donc donner un fondement scientifique à votre point de vue qui par ailleurs est tout à fait cohérent dans ce que nous voulons faire par rapport à l’Europe.

2) Intervention du Professeur FAUCHER, de l’Université de Nancy II :

Comment donner une valeur juridique à la traduction d’un contrat fait en langue étrangère ? Une université ne peut pas signer un texte contractuel rédigé en langue étrangère. Il faut donc que, si nous passons contrat en langue étrangère, il y ait une traduction. Comment faire en sorte que cette traduction ne soit pas un chiffon de papier du point de vue juridique?

3) Réponse de Maître Philippe GINESTIÉ :

Je n’ai pas abordé ce sujet, j’aurais dû le faire. La traduction juridique n’existe pas. Elle n’existe pas pour deux raisons : c’est, premièrement, qu’elle est impossible, les concepts ne communiquant pas. Par exemple pour la traduction du français à l’anglais ou de l’allemand à l’anglais, les concepts ne communiquent pas, donc les mots n’existent pas et ne recouvrent pas les mêmes réalités, le découpage n’est pas le même. Il n’y a donc pas de relation biunivoque entre les deux langues dans ce domaine là, à supposer qu’il y en ait dans d’autres domaines ; en tout cas, dans ce domaine là c’est particulièrement clair. Et deuxièmement (et je vous demande de m’en excuser par avance s’il y en a dans la salle), de bons traducteurs techniques n’existent pas ; sauf passion particulière, quelqu’un qui est parfaitement bilingue français-anglais, qui connaît le droit français, le droit américain, n’est pas traducteur ; regardons les choses en face : on trouvera des traductions qui sont absolument extraordinaires et je n’ai jamais vu dans des traductions de traducteurs juristes le mot leasing traduit par autre chose que leasing en français alors que les deux concepts sont totalement différents.

Il s’agit donc de convaincre la partie adverse de rédiger le contrat en langue française si vous êtes en position d’acheteur. Sinon, si vous êtes vendeur, c’est-à-dire en position d’infériorité, il faut accepter de faire une association 1901 avec laquelle vous traitez en français et qui, elle, traite en anglais.

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