LA LANGUE TECHNIQUE DES AFFAIRES (table ronde) :

Intervention de Jacques CAMPET, Président de la Commission ministérielle de terminologie économique et financière

Je voulais vous parler du dernier arrêté de terminologie économique et financière, il est du 30 septembre 91, qui intervient dans le cadre de ce thème de la langue technique des affaires. Le précédent avait été consacré aux techniques commerciales et puis au domaine financier, avec un premier effort de clarification qui n’était pas encore exhaustif sur les nouveaux métiers apparus à la suite de la modernisation de la place de Paris.

Le travail de la commission en 92 a encore été centré sur le domaine des techniques commerciales, en raison du foisonnement nouveau entraîné par le développement de la mercatique, et aussi par la distribution commerciale, et ensuite dans le domaine que nous appelons maintenant "finances, banque, marchés".

Alors je ne vais pas reprendre la cinquantaine de mots de ce projet d’arrêté, qui est chez le Délégué général à la langue française en attendant d’avoir la signature du ministre, j'organiserai simplement mon intervention autour de trois petits thèmes :

- la pollution de la langue par les paradigmes et leurs familles, pour ne pas utiliser le terme couramment employé à tort de déclinaisons, qui se répand dans un sens étranger à ce qu’il veut dire ;

- le recours à des mots de langue anglaise utilisés dans des acceptions très différentes qui ne veulent plus rien dire hors de leur contexte ;

- la création de termes pour répondre à des fonctions nouvelles, et cette fois, sans équivalent en anglo-américain.

Tout d’abord sur le premier thème, nous avons retenu dans le cadre de l’arrêté quatre familles : la mercatique tout d’abord. C’est difficile d’en parler après ce que vient de nous dire le professeur Baux qui a élevé le sujet en parlant de la culture commerciale, moi je vais le ramener au vocabulaire, et je voudrais rappeler que le développement de cette famille nous fait encore plus regretter que le terme lui-même n’ait pas été officialisé en 73 lorsqu’il fut proposé par Jean Fourastié et François Perroux. Nos prédécesseurs l’auraient sûrement officialisé s’ils avaient imaginé l’importante famille qui allait en découler avec des constructions de plus en plus étrangères au génie de la langue, puisque nous voyons apparaître soit des "marketing directors", des "marketing directeurs", des "directeurs de marketing" ou des "marketing managers", et bien entendu tous relayés par des "marketing men" ou des "marketing women".

Vous savez que nous ne baisserons pas les bras puisque M. Lauginie m’a donné son virus, et nous livrerons encore aux mercaticiens et aux mercaticiennes un prochain arrêté : la mercatique associée pour le "trade marketing", c’est-à-dire la coopération mercatique entre producteurs et distributeurs, la mercatique téléphonique pour le "phone marketing", la télémercatique pour le "telemarketing", une locution que nous ajouterons d’ailleurs hors "marketing", le télémarché pour "télémarket", mais nous verrons sous la troisième rubrique que nous n’en n’avons pas fini avec les télé-quelque chose.

Dans un même souci d’enrichir une famille, nous continuons aussi avec les échanges financiers auxquels vous faisiez allusion tout à l’heure, M. le Délégué général. Je crois que l’échange est en train de supplanter le "swap". Nous ajoutons au "forward swap", l’échange à terme ; au "roller swap", l’échange renouvelable, et surtout au "swaption", qui est encore plus laid comme mot, l’option d’échange. Je voudrais dire qu’autant il est relativement facile de substituer dans l’écrit les termes que nous officialisons, dans le domaine de l’audiovisuel par exemple, je ne trouve plus des conventions de sponsoring, il n’y a que des conventions de parrainage faites entre un parrain ou un parraineur et une société d’audiovisuel ; par contre vous n’avez qu’à tourner un bouton de poste, nos présentateurs de télévision continuent à parler de "sponsor" et de "sponsoring", cet affreux barbarisme qui n’est même pas le sponsorship anglais. Alors il y a une grande différence entre l’écrit, et nos mots maintenant, je crois, sont reconnus, et l’oral, par snobisme encore on continue à parler ce jargon. Je crois qu’il faut donc continuer le travail sur le "swap" pour éviter que les banquiers continuent à "swaper" à tout bout de champ.

Dans le métier de la bourse ou plus exactement des marchés puisque nous avons étendu le terme générique, nous bouclons le troisième terme de la terminologie des offices, puisqu’après avoir éliminé le premier avec le "front office", que nous avons converti en salle des marchés, puis le dernier le "back office", transformé en post-marché, nous n’avions pas pensé que nous pouvions voir apparaître le "middle office". C’était hélas une logique trop optimiste puisque maintenant le "middle office" commence à avoir cours et que nous le traduisons par le suivi de marché, donc nous avons, je crois, ces trois stades des marchés de bourse ou de change qui sont maintenant bien définis. On en tirera la conclusion qu’il vaut mieux tordre le cou le plus possible aux pollueurs avant qu’ils n’essaiment, et c’est pour ça qu’il vaudrait mieux même anticiper sur les possibilités de familles que nous allons rencontrer.

C’est ce qui nous conduit après une bonne réflexion, je sais que nous n’aurons sans doute pas tout le monde de notre côté, à proposer aujourd’hui au ministre d’arrêter la prolifération dans le secteur de la distribution commerciale des locutions composées autour du "discount", que l’on prononce soit à l’anglaise "discount", ou soit à la française, la plupart des usagers, le "discounte", et pour cela d’utiliser plus que le décompte qui a un sens précis, plus que l’escompte aussi auquel on avait pensé, un néologisme qui a le mérite, sans s’écarter du terme ango-saxon de revenir à une phonie française et de permettre une prononciation uniforme pour cette famille de plus en plus nombreuse, et ce sera le discompte. C’est ainsi que la diversité des "discount center, house, store, shop", sera rassemblée dans des magasins discomptes, le "discounter" deviendra un discompteur, le "hard-discount" sera un maxi-discompte, et le "hard-discounter" un maxi-discompteur, le "discount-price" un prix discompté, etc. Nous ne vous cacherons pas que cette option est pleine de risques, et qu’elle n’aurait pu être prise si nous n’avions pas l’assurance que ce paradigme n’effarouche pas l’Académie française, et que son adoption serait la mieux à même sans doute de boucler au bénéfice final du consommateur, ce dossier du système de commercialisation permettant d’offrir aux clients des produits à prix réduits et qui se répand de plus en plus.

Plus ambitieux encore dans le prochain projet d’arrêté nous paraît être la décision de la commission de traiter un seul terme anglo-saxon employé dans plusieurs acceptions différentes dans la langue des affaires, et c’est ainsi que nous avons attaqué le "reporting" qui sévit à la fois dans le domaine bancaire et dans les techniques commerciales et comptables. Dans le domaine bancaire, le "reporting", c’est la déclaration des ordres dorénavant, c’est-à-dire la déclaration par l’établissement des transactions qu’il a réalisées sur le marché. Dans le domaine commercial, le "reporting" est une technique commerciale qui correspond à la mercatique après-vente, et nous officialisons mercatique après-vente avec son sigle MAV pour faire aussi court que le "reporting" qui ne veut rien dire de toute façon. Alors on dit que l’anglais c’est court parce qu’effectivement on emploie le "reporting" comme d’autres mots, comme le "deal" dont on parlera tout à l’heure, sans savoir à quoi il s’accole. Alors si nous voulons le spécialiser dans la mercatique, il faut bien que nous le définissions par la mercatique après-vente. On précisera là qu’il s’agit de la force d’après-vente dans la collecte d’informations sur les inadaptations du produit au besoin.

Dans le domaine comptable enfin, nous avons eu toutes les peines du monde devant le snobisme de ceux qui emploient ce terme, à moins que ce ne soit le désir d’impressionner le client ou d’avoir des honoraires plus importants, toujours est-il que les comptables font du "reporting" à tour de bras maintenant, et nous avons eu toutes les peines du monde parce qu’ils se sont élevés contre notre idée de vouloir traduire ce terme, à obtenir l’accord favorable du conseil national de la comptabilité et de l’Ordre des Experts comptables, avec pourtant la chance d’avoir les secrétaires généraux de ces deux organismes qui siègent dans notre commission. Nous aurons donc enfin l’accord sur l’officialisation de la reddition des comptes pour le "reporting", ça dit bien ce que ça veut dire, "reporting" c’est faire la reddition des comptes, et le système d’information comptable pour le "reporting system".

Nous aurons d’ailleurs à traiter de plus en plus de termes anglais à multiples acceptions, et que nous ne pouvons pas comprendre hors du contexte dans lesquels ils sont employés.

Après le prolifique "gap", il faut maintenant pour être chic faire un "deal", dans tous les domaines. Je vous renvoie au sympathique et brillant billet de M. Colignon, dans Le Monde du 14 octobre, avec toute la richesse des mots français qu’il signale et qui peuvent être utilisés en face de l’uniforme "dealer", qui peut s’appliquer aussi bien à un vendeur de drogue qu’à un honorable spécialiste des marchés.

Les quelques exemples que je viens de commenter, et la cinquantaine de mots d’ailleurs nouveaux qui figurent dans le projet d’arrêté, peuvent donner l’impression d’une simple défense de la langue devant l’envahissement des termes anglo-saxons. On va donc encore nous dire que l’anglais a une capacité exceptionnelle à créer, à assimiler des mots nouveaux, alors que le français accepte moins facilement les néologismes. On va peut-être encore nous dire qu’il faut admettre les néologismes anglo-saxons, même non francisés ou francisés dans des conditions stupides pour que vive la langue. Apportons la preuve que sans vouloir coller à tout prix au délire d’éphémères créations anglo-saxonnes, nous pouvons rapidement, lorsqu’un concept en vaut la peine et va perdurer, trouver l’équivalent et surtout le définir d’une manière précise.

Combien d’Anglais en effet qui reçoivent un concept américain et qui ne font pas l’effort de le définir, ne savent plus de quoi ils parlent exactement en employant des mots dits de leur langue. Et c’est ce que m’a dit récemment une journaliste anglaise de la BBC qui venait me demander pourquoi nous étions si anglo-saxons.

Mais nous sommes aussi particulièrement satisfaits de présenter dans le projet d’arrêté quelques termes nouveaux qui consacrent des fonctions qui viennent d’apparaître, et qui ne sont pas destinées à bouter l’anglo-américain. Nous avons tout à l’heure remplacé le terme "telemarketing" par la télémercatique, et le "telemarket" par le télémarché, mais nous y ajoutons maintenant, sans avoir pour autant à pourfendre un terme anglais qui n’est pas encore là, la télévente, c’est-à-dire la vente à distance utilisant les techniques de télécommunication ou de radiodiffusion avec son télévendeur, et le vidéoachat et la vidéovente, c’est-à-dire deux mots pour un seul mot, le "vidéoshopping", qui lui commence à pointer.

Mais c’est surtout la niche qui retient toute notre sympathie, une définition précise "petit segment de marché, ciblé en terme de clientèle ou de produits, généralement nouveaux et/ou peu exploités", et qui ne comporte aucun équivalent anglais puisque ce terme du domaine des techniques commerciales n’est pas destiné pour une fois à concurrencer un mot qui nous viendrait d’outre-Atlantique. J’ajoute qu’il nous faudrait aussi avoir le courage de rectifier des termes nouveaux soi-disant français, alors qu’ils ne sont que la francisation de l’anglais dans un sens différent de celui du mot français, et au sujet desquels on se satisfait improprement d’un simple retour en disant : c’est un retour de la langue, donc c’est très bien pour nous.

Nous avons déjà relevé le barbarisme financier issu du "differential" qui est le différentiel, jusqu’ici réservé dans notre langue à la mécanique et à la mathématique. Rappelons le stupide "différentiel" d’inflation pour faire snob et technocrate, et qui s’efface heureusement maintenant devant l’écart, depuis que nous avons officialisé, alors qu’on n’aurait jamais dû avoir besoin de le faire, en 1989, ce terme. Je crois que les journalistes ne parlent plus maintenant que d’écart d’inflation puisque les communiqués ministériels n’emploient plus eux-mêmes le mot "différentiel".

Dans un domaine qui n’est pas le nôtre mais qui pourrait le devenir, je voudrais aussi signaler qu’on réhabilite à tout va. La réhabilitation, qui était autrefois du seul domaine de la personne, a été officialisée par les législateurs dans les années 60 comme une forme de rénovation d’un immeuble. Bon, c’est en fait mettre un immeuble aux normes normales d’habitabilité. Malheureusement, on réhabilite maintenant des banques, des terres pour l’aménagement rural, voire des cacaoyères en Afrique, alors que nous avons un festival de mots pour préciser toutes ces opérations, qui vont de la rénovation à la remise en état, en passant par la restauration, la réparation, etc.

Et je voudrais aujourd’hui attirer l’attention pour finir sur la consécration, sans qu’on s’en soit aperçu, dans les ratios bancaires, des ratios "prudentiels". De l’anglais "prudential" bien entendu, alors qu’il suffisait de parler de ratio de prudence, puisque nous avons un très bel adjectif qui est prudent ou prudente, et que nous n’allons pas en ajouter un deuxième alors qu’il s’agit bien des ratios de prudence pour une banque, c’est-à-dire de faire attention à conserver certaines marges.

Mesdames et Messieurs, j’ai été un peu long mais nous savons que les termes qui ont noirci quelques colonnes de journal officiel, ou ceux qui vont les rejoindre, seront parfois brocardés, je crois qu’il faut attacher nos ceintures pour discompte, ou seront commentés avec un brin de scepticisme, et que l’usage ne les ratifiera pas tous, tout au moins dans l’immédiat. Mais nous sommes confortés par le succès d’affacturage qui a définitivement supplanté le "factoring", le post-marché qui semble reléguer le "back office" dans les arrières dont il n’aurait jamais dû sortir, le parrainage cité tout à l’heure pour l’affreux franglais "sponsoring", le fioul et gazol pour "fuel" et "gas-oil", la notation qui a définitivement effacé le "rating" des banques qui fleurait pourtant si bon le snobisme démocratique, et la marge brute d’autofinancement MBA relayée par la capacité d’autofinancement qui ont définitivement évincé aussi le "cash-flow". Peut-on cependant terminer sur une note d’optimisme avec ce "cash-flow" obsolète quand on dit aujourd’hui partout, ou qu’on entend dire notamment par les banquiers, que dans la conjoncture actuelle il faut maintenant faire du "cash".

Bonne chance cependant au cru 92, qui pourrait être une très bonne année si on voulait bien l’aider à s’épanouir.

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