ACTUALITÉ ET PROSPECTIVE :
Intervention de Bernard CAZES,
Chef de la Division des études à long terme au Commissariat général du planJ'aimerais dabord plaider pour un élargissement du champ à couvrir car, à côté de la culture commerciale francophone, thème de la table ronde, il me semble quil y a place également pour une culture de gestion publique francophone. Le problème à traiter est un peu différent en ce sens quil ny a heureusement pas la même prolifération de néologismes à franciser, mais il revêt malgré tout un certain degré durgence car nombre de substantifs anglais utilisés en gestion publique se révèlent pour linstant très difficiles à transposer dans une terminologie francophone. Quon songe à des mots apparemment simples comme policy analysis, program, agency, manpower development ou government. Si lon passe maintenant au thème anglais, pensons au mal que lon a à faire comprendre à des anglophones la différence entre déconcentration et décentralisation ou entre pauvreté et exclusion.
La qualité de la langue française, qui est notre préoccupation commune, est étroitement liée à sa puissance de rayonnement car comme la souligné Jean-François Revel, membre du groupe de prospective du Plan "Horizon 2000" (le rapport de ce groupe de prospective est paru sous le titre Entrer dans le XXIème siècle, Essai sur avenir de lidentité francaise, La Découverte et Documentation Française, 1991), la seule motivation des étrangers apprenant le français ne peut désormais être que le désir dacquérir un outil intellectuel exceptionnel. Comment pourrions-nous, disait-il, convaincre des étrangers de faire cet effort si en France même, nous considérions quil nest pas important de parler et décrire correctement le français.
À cet égard la lutte contre le franglais est indispensable, à condition de la mener en évitant de se tromper de cible. On se souvient peut-être de la passion avec laquelle Étiemble a dénoncé le mot prospective forgé par Gaston Berger à partir dun adjectif prospectif-ve utilisé (entre autres) par Théophile Gautier dans la préface à Mademoiselle de Maupin. De même beaucoup de militants sincères de la cause du français de qualité ont longtemps cru quopportunité était du franglais, alors quon le trouve dans les mémoires de Casanova.
Plus sérieusement peut-être, il faut se méfier des corruptions importées à partir de langlais non technique car elles suscitent moins de méfiance en raison de leur plus faible visibilité. Alors que lon sera très vite en alerte devant un bulldozer introduit tel quel dans notre langue, le verbe initier, pris à tort au sens de "lancer, amorcer, prendre linitiative de", et calqué sur langlais to initiate, est en train de simposer sans crier gare...
Dans une prospective à plus long terme, la réflexion sur une culture commerciale francophone (prise au sens large suggéré au premier paragraphe) est évidemment indissociable de la place quoccupera notre langue comme instrument de communication à travers les frontières. Cest là-dessus que je voudrais conclure, en rappelant quelques suggestions émises dans le rapport précité du groupe de prospective "Horizon 2000" (on les trouvera explicitées dans Entrer dans le XXIème siècle, op. Cit., pp. 216 et s.). Elles ne prétendent certes pas épuiser le sujet puisquelles ne concernent que le cadre européen mais on admettra sans doute que lenjeu culturel nen est pas moins considérable.
Le point de départ est quau sein de lEurope en construction, la défense et illustration du français ne peut reposer que sur le principe dune pluralité des langues face au bilinguisme de fait qui tend à prévaloir, où langlais devient le seul et unique instrument de communication entre Européens "auquel, une fois quil est entré dans les murs, on néchappe pas plus quau calendrier grégorien ou aux fuseaux horaires" (Pour entrer..., p. 217).
Une telle pluralité suppose dabord que lon prenne conscience que dans la Communauté, légalité des langues jouera fatalement au bénéfice de langlais, ce qui plaiderait pour un certain privilège accordé aux langues européennes ayant cours dans plus dun pays.
Une deuxième conséquence serait que lon cherche à mieux utiliser les diverses composantes du système éducatif européen, car celui-ci présente une importante caractéristique commune, à savoir la possibilité dapprendre, voire dutiliser une ou plusieurs langues étrangères à des fins culturelles ou professionnelles. Il sagirait alors de créer des conditions propices à lintervention, dans chaque pays de la Communauté, de professeurs étrangers usant de leur propre langue soit dans le second degré (J. -M. Domenach) soit dans lenseignement supérieur (Maurice Allais).
Bref, la thèse défendue dans ce rapport est que lun des critères de réussite dune Europe de léducation sera sa capacité à échapper au dilemme du tout anglais ou de la tour de Babel...
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