CONSTRUIRE ET DIFFUSER LA LANGUE :

Intervention de Bernard CERQUIGLINI, Délégué général à la langue française

Des deux exposés que nous avons entendus, je retiens l’idée que nous avons assisté à un éloge des langues. Ici, nous nous occupons de la langue du commerce, de la langue de l’échange, de la communication et de la circulation. Ces derniers renvoient fondamentalement à la langue, qui n’est rien d’autre qu’échange, circulation.

Et ce que nous avons entendu, c’est une apologie des langues étrangères, des langues voisines, et de notre langue. Langues étrangères tout d’abord : pour reprendre le mot de ce ministre japonais que citait M. Sieffert, il est certain que le bon commerce, qu’il s’agisse du commerce des produits, des biens, ou des idées (je rappelle le sens ancien du mot commerce au sens de conversation et d’échanges nourris) le bon commerce des produits, des biens et des idées se fait en effet en japonais, comme il se fait en italien, comme il se fait en néerlandais. Et il importe que la génération qui va construire le 21ème siècle, et qui est présente ici, apprenne les langues étrangères. Nous avons un retard terrible dans les langues étrangères en France, et en tant que Délégué général à la langue française auprès du Premier ministre, je me permets de mettre en tête l’apprentissage et la pratique des langues.

Il serait sot, et nos deux conférenciers l’ont dit, de considérer que pratiquer l’américain, et encore une fois l’américain que l’on utilise de façon internationale, ce n’est pas la langue dans laquelle Faulkner a écrit ses romans, mais c’est l’américain de l’aéroport de Denver, Colorado, cet américain là, "l’américain-english", n’est pas suffisant du tout.

C’est un outil peut-être commode, mais ce n’est pas un outil pour penser, pour communiquer, pour échanger. Il faut donc s’ouvrir à d’autres langues, au japonais, à l’arabe, à l’italien. Et je me permets d’insister sur l’italien. Il est scandaleux qu’après la 6ème, 0,3 % seulement de nos collégiens apprennent cette langue. Comment voulez-vous demander à l’ambassadeur d’Italie en France comme je l’ai fait, de bien vouloir développer l’enseignement du français dans son pays ? Il vous répond par les chiffres que j’ai donnés. Il est tout à fait important de parler les langues étrangères, et en particulier les langues très proches, les langues voisines.

Je passe au deuxième point : Jean Favier rappelait que sur les quais de Bruges au Moyen Âge, on parlait italien, qu’on parlait aussi italien à Séville à l’époque de Colomb. Il y a aussi un retard, un oubli de notre pays, c’est envers les langues romanes, pour des raisons que l’on pourrait analyser. On a toujours considéré que le français faisait cavalier seul, et qu’il était à part. C’est vrai qu’historiquement, il a été fortement germanisé, c’est une langue romane relativement à part des autres. Mais il importe, pour des raisons géopolitiques, face à l’Europe telle qu’elle se constitue, de rappeler l’appartenance du français à une famille qui regroupe aussi le portugais, le catalan, le castillan, le provençal, l’italien, le roumain, et j’ajouterais, j’espère ne pas en oublier, le dalmate et le sarde naturellement.

J’étais à Bucarest la semaine dernière : quel bonheur d’être là, face à une langue romane qui de nouveau peut échanger avec les autres langues romanes. Les Roumains, vous le savez, sont des francophiles, très francophones, et ils ont des contacts étroits avec notre pays, mais aussi avec l’Italie. Et j’étais à Bucarest pour promouvoir des programmes d’échanges européens avec la France, avec l’Italie et avec l’Espagne. Nous appartenons à la romanité, et ce n’est pas tellement difficile quand on connaît bien le français et une autre langue romane, de passer à une troisième, surtout dans les domaines comme le vôtre, qui sont des domaines de langues de spécialité, où finalement les mots sont des mots souvent techniques, savants, et donc très voisins en portugais, catalan, roumain et français.

Troisième point: c’est l’éloge de notre langue tout simplement, que j’ai entendu dans les deux exposés. Il n’y a pas, de notre point de vue, du point de vue de la délégation générale, quelque arrogance qui tiendrait que le français est la plus belle langue du monde. Toutes les langues maternelles sont les plus belles langues du monde. Ni que le français doit bouter les autres langues. Il n’y a ni arrogance, ni xénophobie dans la politique linguistique, qui passe par un intérêt pour des langues étrangères et en particulier, des langues romanes. Ce que nous considérons, c’est que, quand on est bien dans sa peau, bien dans sa peau linguistique, que l’on aime les langues, on aime la sienne. Et on aime la sienne, je dirai, sans mélange. C’est-à-dire que l’anglicisme banal, l’anglicisme snob, est une sottise pour tous ceux qui parlent les langues étrangères ; quand on parle l’anglais, on n’a pas besoin d’émailler son français de mots anglais, sauf des mots anglais très intégrés. Favier citait "week-end", en effet, nos amis québécois s’étonnent que nous disions week-end, c’est un mot français naturellement, comme "concerto", qui vient de l’italien. Mais il n’est pas nécessaire d’émailler son langage de mots empruntés à une langue étrangère quand on parle bien cette langue, il suffit de passer à l’autre langue. C’est ainsi que nous entendons défendre notre langue, et rappeler la solidarité que nous avons avec nous-mêmes dans cette langue, qui est parlée sur de nombreux continents, qui est le français de la francophonie. M. Kazadi va en parler tout à l’heure. Et pourquoi rappeler cette solidarité avec la langue, et pourquoi être réticents, en particulier aux nombreux anglicismes ? Non pas par xénophobie, mais parce qu’il convient d’outiller la langue française pour qu’elle dise la modernité. Jean Favier le rappelait, il est regrettable que quand on a à nommer un procédé nouveau, un objet nouveau, on n’ait qu’un mot étranger ; généralement c’est un mot de l’américain international. Ça signifie que le français ne serait pas capable de dire la modernité ? Le français est la langue de Victor Hugo et de Molière : cette langue là se défend d’elle-même ; mais elle est aussi la langue du TGV et du Minitel, et nous voulons aussi vendre le TGV et le Minitel. Il faut donc pouvoir dire le commerce, la télédétection, les communications en français. Et dans une langue qui soit transparente à elle-même. Ce que nous reprochons, j’en parlerai tout à l’heure, et là j’ai ma transition, Monsieur LAUGINIE, avec ce qui suit, pourquoi nous voulons équiper le français de terminologies scientifiques, techniques et commerciales ? C’est pour que les mots utilisés dans ces langues fassent système, soient compréhensibles. Souvent, l’anglicisme est opaque. C’est un mot qui n’a aucun rapport avec le mot français, ni avec aucun mot des langues romanes. C’est un terme qui n’a pas de définition, que seuls quelques spécialistes, par une sorte de snobisme ou d’argot, ou de jargon du métier, utilisent. Je suis profondément républicain et je pense que la langue c’est ce qui nous réunit. Il faut donc que tout le monde puisse comprendre les mots. Bien sûr, je sais bien que les spécialités sont généralement pour préserver des spécialistes, mais il faut que le plus possible, on puisse communiquer entre métiers et entre professions. Il faut donc que l’on dise des mots bien formés qui fassent système, c’est-à-dire par un système de suffixes, de préfixes, de mots du français qui se comprennent. Parler une langue, c’est avoir la capacité de comprendre des mots nouveaux dans la langue. Tout locuteur du français, excusez-moi, je suis linguiste, tout locuteur du français a une compétence du français, il comprend des mots nouveaux parce qu’il connaît les suffixes, les préfixes, ces choses là. Parrainer, c’est très bien, parce que cela renvoie à parrain, parrainage ; on peut construire toute une famille, outre la définition. Et en plus, et je termine, c’est une solidarité romane. Car j’insiste : quand on crée des mots dans les vocabulaires scientifiques, techniques, commerciaux, ce sont des mots savants pratiquement les mêmes mots que l’on pourrait créer en italien, en roumain, en portugais. Je rêve d’une production terminologique non seulement française, bien sûr, mais francophone, mais romane. Il y a là face au poids des langues germanique et anglaise en Europe, une solidarité à retrouver des langues romanes pour que ces langues toutes ensemble, et aussi bien le français que le portugais, l’italien que le roumain, puissent dire la modernité. Les paroles qu’ont prononcées Messieurs Sieffert et Favier, auxquelles je m’associe, ont été fortes et justes.

Retour au sommaire des actes des 4ème et 5ème journées
Retour au sommaire des journées
Retour au sommaire général