LES LIEUX DE LA CULTURE COMMERCIALE FRANCOPHONE :
Le point de vue de Willy CLIJSTERS, Professeur à HEC du Limburg
Monsieur Lauginie, je vous remercie. Je voudrais donc vous parler dun cas bien concret, puisquévidemment ma compétence se limite à notre pays, plutôt à notre région, à savoir le cas de la Flandre comme cas atypique, je vous laisse le jugement à vous-mêmes.
Dabord quelques chiffres pour bien savoir de quoi je vais parler. La Flandre fait partie de lactuel royaume de Belgique qui couvre 30 000 km2 et fait à peu près 10 millions dhabitants. Nous avons un pays régionalisé comptant trois régions et trois communautés autonomes en matière de culture. Les régions sont la Flandre : 5 800 000 habitants à peu près ; la Wallonie : 3 200 000 habitants, y compris 67 000 germanophones des cantons de lEst quon a pris après la première guerre mondiale ; et puis Bruxelles, aussi avec à peu près 1 million dhabitants. À comparer donc, la région parisienne fait au total presque le même nombre dhabitants. Les trois communautés sont la communauté germanophone, la plus petite, ayant quand même trois ministres, 67 000 habitants, puis presque 4 millions de francophones, et 6 millions de néerlandophones.
Alors, quelle est limportance économique, parce que là jarrive au sujet de cet exposé, quelle est limportance économique de ces différentes régions ? Le produit intérieur brut en 88 faisait 5 099 milliards de francs belges, donc 822 milliards de francs français, dont la région flamande assurait 59 %, la région Wallonne 26 %, et le reste pour Bruxelles. Quest-ce que ça veut dire dans le domaine de lexportation ? Cest là que nous allons nous rapprocher de la France. La région flamande assure 73 % de lexportation, la région Wallonne 21 %, et le reste, 6 % à peu près, cest pour Bruxelles. Les chiffres viennent dune source non contestée, lInstitut National de la Statistique de Belgique. Les principaux partenaires commerciaux de la Belgique, et je parle dabord de nos clients, cest dabord la France, avec 131 milliards dachats en Belgique, suivie de la RFA et des Pays-Bas. Les Pays-Bas : 88 milliards de francs français. Alors la France nous fournit également une série de produits, mais là, malheureusement pour elle, elle noccupe pas la première place, elle est précédée dabord de la RFA, puis des Pays-Bas, pour occuper la troisième place avec 94 milliards de francs français dexportation en Belgique. Autre élément intéressant dans ce contexte, cest le rôle quoccupe la France, la place quoccupe la France comme pays des vacances des Belges. Alors, le concept vacances, parce quil faut donner une définition claire dun terme ici, cest donc un séjour de 4 nuitées de suite au moins. Alors là on voit que si on interroge les Belges en général, la France occupe la première place, pour 20 % des Belges, cest le cas, suivie de la côte belge: 18 %, de I Espagne: 13 %, les Ardennes, chez nous alors : 9 %, et lItalie : seulement 7 %. Si on compare ça avec les Flamands, parce que vous allez me dire, les Wallons cest évident quils passent en France, ils parlent la même langue, pour les Flamands ce sont quand même presque les mêmes pourcentages, avec une légère différence, cest là la côte belge qui occupe la première place: 18 %, suivie de la France : 16 %, de lEspagne : 13 %, des Ardennes : 8 %, et de lAutriche : 6 % à peu près.
Je crois que ces deux types de chiffres soulignent suffisamment limportance des liens économiques que nous entretenons avec la France. Pour en arriver alors à la situation linguistique, la Belgique est donc un pays, pour certains qui ne le savent pas, trilingue, dont chaque région est unilingue. Malentendu qui existe un peu partout sur cette planète, parce quon croit que les Belges sont tous au moins bilingues, quils parlent tous au moins deux langues, ce qui nest pas le cas. Les habitants de la Wallonie sont francophones, ils parlent le français, et après le néerlandais comme langue étrangère, comme les Français apprennent langlais. Les habitants de la Flandre sont néerlandophones, parlent donc la même langue, le même idiome que les habitants des Pays-Bas, mais avec un accent légèrement différent, et un vocabulaire différent par endroits.
Vous navez quà comparer le français des Wallons avec le français par exemple de Paris, et même à lintérieur de la France, il y a des différences. Et puis il y a les habitants de Bruxelles où vous trouverez 80 % de francophones à peu près, et 20 % de néerlandophones, chiffres évidemment contestés des deux côtés, qui sont dailleurs pour la plupart bilingues, donc se débrouillent, disons, dans les deux langues nationales, comme cest le cas pour les habitants des cantons de lest qui sont donc germanophones par naissance, mais qui suivent un enseignement en français, et donc après lenseignement secondaire, sont tous parfaitement bilingues. Quelle est alors la situation du français en Flandre, parce que cest de cette région que je voudrais parler?
Jai donc dit que là, le français cest une langue étrangère, qui doit être apprise dans le milieu institutionnel qui est lécole, puisque les milieux où sacquiert un bilinguisme précoce, cest-à-dire avant lâge scolaire, sont devenus très rares. On a connu ça, mais ces milieux ont presque disparu, à la suite dune série de lois qui ont été acceptées, dabord pour lenseignement avec la loi sur la néerlandisation de la "Rex Universited Gand" université de lÉtat de Gand en 1930 seulement, puis la néerlandisation de ladministration en 1932, et de larmée juste avant la dernière guerre en 1938. Maintenant donc, on lapprend à lécole, comme les jeunes Français, je le répète, apprennent langlais. Se pose donc la question pour un Flamand de notre région : est-ce quil est utile dapprendre à maîtriser le français ? Alors là, jai eu le plaisir de participer à beaucoup de recherches sur le sujet, puisque je suis professeur de français, donc je dois défendre le travail de mes collègues, il peut y avoir une motivation socioculturelle, nous pensons par exemple aux excursions touristiques, rappelez-vous la place que tient la France dans la destination touristique des Belges et des Flamands, ou aussi comme on dit très souvent, pour la formation générale de lélève, le français étant considéré par les Flamands comme une langue très difficile. Pour les Français, peut-être également. Pour la plupart des Flamands quand même, les motifs sont essentiellement dordre professionnel. Alors là aussi on constate une évolution. Jusquavant la régionalisation du secteur public, en 1988 seulement, donc il y a seulement 3 ans de cela, le secteur public était national. Pour les postes nationaux on demandait donc une bonne connaissance de la deuxième langue nationale. Maintenant, les fonctionnaires nationaux sont une espèce menacée. Deux, quand même, tout comme le personnel bruxellois, on continue toujours à exiger le meilleur bilinguisme possible, mais là un réel problème commence à se manifester. On constate de plus en plus que le taux de réussite aux examens de la deuxième langue nationale, pour les Flamands donc le français, pour les Wallons, le néerlandais, chute. En 69 par exemple, les Flamands qui se présentaient pour le niveau élémentaire de français, cest un peu différent suivant le niveau de la fonction, avaient un taux de réussite de 61 %. Dix années plus tard, ce chiffre est devenu 40 %. Alors il sest stabilisé plus ou moins à ce niveau-là. Pour les Wallons, cest encore plus dramatique. En 69, presque la moitié des Wallons réussissait pour les examens de néerlandais ; dix années plus tard, cest devenu 30 %. Dans le secteur privé alors, quelle est la situation ? Là, on a eu un décret depuis la communautarisation, le décret de 73 qui règle lutilisation des langues dans les entreprises. Quand même, depuis la fin des années 70, plusieurs études ont été faites pour savoir quelle était la situation sur le terrain, et tous les auteurs arrivent à la même conclusion : si les langues sont dotées dun coefficient dimportance, et quelle que soit la taille de lentreprise, le français obtient toujours le coefficient 3, suivi de langlais qui a le coefficient 2, et de lallemand qui a le coefficient 1. Parfois il y a une légère différence. Par exemple, dans ma région, le Limburg, le nord-est de la Belgique, il a été mené une enquête dans les PME et on constate que le français occupe toujours la première place, mais suivi de lallemand, en raison de la proximité de lAllemagne, cest seulement à une trentaine de kilomètres de chez nous, et seulement à la troisième place, langlais. Ces données sont encore soulignées par une enquête qui a été menée à Bruxelles auprès de jeunes diplômés en économie, pour savoir quels étaient les problèmes que les entreprises constataient auprès de ces diplômés. Cest un bilan bien sombre, et on parle de bien tristes faiblesses, avec en tête, pour les jeunes Flamands donc qui ont un diplôme déconomie, la compétence orale en français citée par 90 % des entreprises, suivie à la deuxième place par la production écrite en français : 84 % des entreprises. Et on peut constater que parmi les 10 problèmes de tête, il y a 6 plaintes qui se rapportent à linsuffisance dans le domaine de lutilisation des langues. Quelle est alors la situation du français dans lenseignement chez nous ? Vous allez me dire : "Bon, si la situation est telle, on doit attacher une importance capitale à lenseignement du français comme langue étrangère dans lenseignement des Flamands."
Depuis la loi de 63, au niveau primaire, cest-à-dire chez nous pour les enfants de 6 à 12 ans, il y a dans les deux dernières années, au total 2 à 2 heures et demies de cours de français, ce qui fait que les élèves de 12 ans ont déjà eu 120 à 150 heures de français. Puis ils entrent au niveau secondaire. Dans lenseignement secondaire général, traditionnellement on enseigne obligatoirement trois langues étrangères : le français dabord, comme deuxième langue nationale, comme première langue étrangère, puis langlais, puis lallemand ou une autre langue étrangère. Avec lenseignement rénové, on a connu la liberté du choix de la première langue étrangère, mais les Flamands sont bien réalistes, cette liberté na jamais connu beaucoup de succès. À lintroduction de cette nouveauté, ça veut dire lannée scolaire 81-82, à peu près 8 % des élèves ont opté pour langlais. Et puis progressivement, ce chiffre sest effrité pour tomber à 1,5 % en 87-88. Actuellement langlais a presque disparu partout comme première langue étrangère. Vous allez me dire : "Cest très bien pour le français", mais il y a un hic. Malheureusement le nombre dheures de français dans lenseignement a diminué progressivement, pas en faveur de langlais, mais en faveur de cours techniques, et je ne vais pas citer le cas de linformatique. Dans certaines sections, on a même vu diminuer dun tiers les heures de français. Doù une série dactions qui ont été menées sur le terrain pour motiver les jeunes Flamands à faire des efforts pour le français en dehors des leçons de français. Comme par exemple le concours pour lequel nous avons pris linitiative en 88, et qui à lautomne, a connu plus de 3 000 participants ou la publication dune plaquette qui a été faite pour défendre la cause du français dans lenseignement, et qui a été éditée par le Comité de liaison des Associations de professeurs de français. Voilà pour lenseignement secondaire. Quelle est la situation dans lenseignement supérieur ? Évidemment, il y a des filières où il y a beaucoup de langues, philologie, "régenda" comme on appelle chez nous les formations pour les professeurs des trois premières années du secondaire, la filière des traducteurs-interprètes, cest évident là que le français occupe une place importante. Dans dautres filières, la filière déconomie par exemple, il y a les formations courtes chez nous : là le français ou langlais font partie intégrante du programme. Dans les formations longues, universitaires, les langues ont un statut bien précaire. Quelle est la situation dans la société ? On constate, à la suite de toutes ces réformes, que le niveau du français a baissé par rapport à il y a une vingtaine dannées. Les examens nationaux le prouvent incontestablement. Mais il est tout aussi évident que, grâce à la démocratisation de lenseignement et au prolongement de la scolarité obligatoire jusquà 18 ans depuis quelques années, plus de jeunes ont une certaine connaissance de la deuxième langue nationale. La qualité de lenseignement du français chez nous nest certainement pas inférieure à celle des autres pays limitrophes de la France. Mais la motivation culturelle a incontestablement diminué à la suite de la prépondérance écrasante de langlais. La langue de Shakespeare chez nous jouit dune image très positive, surtout auprès des jeunes, grâce à une dominance étouffante dans le monde de lamusement et des médias. En plus, et ceci est typique de la situation flamande, elle ne porte pas ce lourd fardeau historique, et ne subit pas linfluence négative des querelles linguistico-régionales, et vous en connaissez certainement. Souvent dailleurs langlais sert de refuge pour éviter que le démon linguistique resurgisse. Vous connaissez un terme comme "télécarte", chez nous ça nexiste pas, cest pour toute la Belgique le terme "telecard", c-a-r-d à la fin. Et je peux vous donner dautres exemples. Le bilinguisme, alors je parle de français-néerlandais, voire le trilinguisme, simpose quand même à toujours plus de niveaux et dans toujours plus de secteurs comme un facteur de qualification décisif. Dans le circuit alternatif dapprentissage des langues, les cycles de français connaissent un succès fou, comme en témoignent les nombreux cours dété, il y a beaucoup de Flamands qui pendant les vacances viennent en France pour faire un cours ou un stage dété, les écoles du soir de langue, les cours qui sont organisés par le VDAB chez nous, donc léquivalent de votre ANPE, les stages de promotion sociale, et ainsi de suite. Le français qui chez nous a longtemps été un moyen dintégration et dassimilation, au moins pour une certaine couche intellectuelle flamande, est devenu actuellement un instrument précieux pour le développement culturel, économique éventuellement de lindividu mais certainement de la communauté.
Dans son ensemble la Flandre, et les Flamands qui sont les plus Bourguignons du nord comme on dit très souvent, ont conservé une grande sympathie pour les Français et la France, comme le prouve dailleurs une enquête qui a été faite par la SABEMA pour "lExpress" en juillet dernier, demandant le jugement de vacanciers flamands sur les habitants des pays où ils passaient leurs vacances. Les Français occupent la deuxième place, après les Suisses, avant les Allemands, et loin avant les Américains. Il y a également comme preuve des échanges commerciaux, historiques et intensifs, jai cité des chiffres, le fait par exemple que dans notre région qui est le nord-est de la Belgique, nous avons sur la chaîne de télévision, sur le câble de télévision, cinq chaînes francophones. Les autorités françaises à létranger, je crois, et lexemple de la Flandre que je prends, devraient soutenir des initiatives locales pour stimuler la présence française et sa langue à létranger. Et à titre dinitiatives réussies, je pourrais rappeler par exemple ici, les actions du Bureau Pédagogique de lAmbassade de France. Une opération comme "Frantz", la plaquette dont je viens de parler, qui a donc été publiée avec le soutien financier de lAmbassade de France. Il y a certainement de nouvelles chances qui se présentent, puisque les premières réactions contre le raz-de-marée anglo-saxon commencent à se manifester, même chez nous, où on parle une langue germanique. Il y a déjà des réactions qui se manifestent dans les milieux académiques, et qui recoupent les activités des commissions de terminologie françaises pour créer des équivalents néerlandais pour les termes anglo-saxons. Il y a donc de nouvelles chances qui vont certainement se présenter pour le français.
Le tableau que je viens de dresser ne témoigne certainement pas dun optimisme sans partage, mais je crois quil nest pas non plus imprégné de sinistrose. Cest ma profonde conviction que la situation actuelle des Français en Flandre est très encourageante. Les Flamands, qui ont un sens inné du pragmatisme, sont bien conscients que pour garder la meilleure chance dans la vie économique, il faut maîtriser la deuxième langue nationale qui est le français, même avant langlais. Et ça cest la sincère conviction de beaucoup de jeunes Flamands également. On apprend une langue si on y trouve un certain intérêt, et cet intérêt est manifeste pour les Flamands. Cet intérêt de nos jours, pour la plupart des gens, est surtout économique, et je me rappelle un slogan de la mercatique, que je traduis ici en français: "Vendez dans la langue du client, achetez dans votre propre langue". Merci.
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