L'HÉRITAGE COMMERCIAL : exposé de René SIEFFERT,
Professeur à l’Institut des Langues et Civilisations Orientales

Je voudrais dire d’abord que je souscris absolument et entièrement aux propos de Jean Favier, que je pourrais pour ma part en dire à peu près autant sur un autre type d’expérience, mais avant de parler de ce livre, je voudrais justement enchaîner, il a raconté beaucoup d’anecdotes personnelles, enchaîner en vous apportant un parallèle concernant mon expérience japonaise.

Il y a de ça près de 40 ans, après un premier long séjour au Japon, je me préparais à aller prendre le poste de professeur aux Langues orientales, et le président de la Chambre de commerce de Tokyo, nous étions très peu de Français à l’époque, le président de la chambre français donne un dîner d’adieu pour nous. Et il y avait là le ministre du travail de l’époque, qui était un monsieur qui avait été délégué à la SDN, enfin fait partie de la délégation à la Jeunesse, qui parlait parfaitement le français, et le président de la Chambre de commerce donc, me blague en disant : "Mais à qui allez-vous apprendre le japonais ? Ça ne sert à rien, les affaires se traitent en anglais", etc., tout un discours là-dessus. Et au bout d’un moment, le ministre qui l’écoutait dit avec le petit sourire japonais que vous connaissez peut-être : "Oui, mais cher Monsieur, les affaires effectivement se traitent en anglais, mais les bonnes affaires se traitent en japonais". J’ai retenu la leçon. Et quand j’ai été, 15 ans plus tard, président de l’Institut national des langues et civilisations orientales, c’est-à-dire les langues O, j’ai souvent répété ces propos à mes collègues, et aussi à des industriels, des commerçants qui se rendaient dans tel ou tel pays, que les bonne affaires se traitaient en, je ne sais pas, en yiddish, ou en birman ou en arabe, etc. mais je n’ai pas été peut-être pas même compris. Mais c’est là que j’en arrive à Saïkaku, et qu’à cause de cet auteur que j’ai traduit, dont j’ai traduit tout un ensemble d’œuvres, ce personnage était un marchand lui-même. C’était un homme d’Osaka à la fin du 17ème siècle. Osaka est une ville qui remonte à peu près à 2 000 ans, quand il y avait là un port, qui était le port d’où partaient les navires qui allaient en Chine, et où abordaient les Chinois également. C’était le port des capitales successives du Japon de l’époque. Mais ce port, au cours des guerres civiles qui ont suivi les guerres féodales jusqu’au 16ème siècle, s’était peu à peu enlisé car c’était un port du delta, etc., il était tombé très bas. Et après la réunification du Japon, à la fin du 17ème siècle, se trouvait là sur une butte dans la plaine, un château qui était une sorte de verrou sur les voies de communication entre l’est et l’ouest du Japon, et à son pied, s’était construite une petite ville, un bourg qui avait en 1600 à peu près 20 000 habitants. Un demi-siècle plus tard, la paix revenue, étant donné la position géopolitique et économique, et non plus stratégique cette fois de cet endroit, un demi-siècle plus tard, cette ville avait au moins 300 000 habitants, à la fin du siècle, probablement autour de 600 000, et le million vers 1750. C’est la grande ville d’Osaka qui est la deuxième par sa population du Japon, qui avec sa région fait une population d’environ deux fois la région parisienne, chose qui n’est pas négligeable du tout, mais pour dire à quel point la méconnaissance du Japon par les Français est profonde. Il y a une dizaine d’années, le maire d’Osaka me disait : "il serait temps tout de même que les Français comprennent qu’Osaka n’est pas une petite ville de province. Après tout c’est beaucoup plus grand que Paris". Donc c’est dans ce monde d’Osaka, dans cette ville champignon, qui était devenue très rapidement le centre économique du Japon, ça se trouve à peu près à mi-chemin, et sur les routes de terre et les routes de mer, et desservant à 40 kilomètres au sud de Kyoto qui était la capitale. Donc se constitue là une ville marchande dont l’histoire ressemble par bien des points à celle de Venise. Et dans cette ville se constitue une bourgeoisie marchande qui va très vite inventer toutes les techniques financières et commerciales du capitalisme moderne. Tout cela, totalement indépendant de l’Europe, puisque vous le savez, sans doute, le Japon s’est fermé complètement en 1639 à l’étranger, à l’Europe en particulier, et est resté fermé jusqu’en 1654, totalement. Alors c’est donc vraiment en vase clos que se constitue ce capitalisme financier et marchand, à l’échelle du Japon. Et se constituent très vite des maisons de commerce, dans certaines familles de commerçants dont certains s’appellent Mitsui ou Sumitomo, etc, des noms que peut-être, vous avez déjà entendus. Et parmi ces grandes maisons commerciales, les plus importantes ont été très vite ce qu’on appelait les changeurs, en d’autres termes les banquiers, ceux qui régulaient le marché, qui ont créé dès les années 1640 à peu près, une véritable bourse, au sens moderne du terme. Bourse où d’abord on fixait chaque jour les parités monétaires : or, argent, bronze. Mais très vite, une autre denrée s’est ajoutée qui est le riz. C’était essentiellement une bourse commerciale, n’est-ce pas. Mais comme on y échangeait aussi des effets de commerce, que les compagnies de messageries s’étaient formées d’abord pour assurer les relations avec Edo, qui était le futur Tokyo, qui était la nouvelle capitale administrative des Shoguns, ces messageries en même temps, en liaison avec ce qui allait devenir ensuite les "ghinzas", c’est-à-dire les guildes d’argentiers, autrement dit des groupes de banquiers. La principale avenue de Tokyo, même le quartier, porte encore aujourd’hui ce nom de "ghinzas", tout le monde connaît ce nom. Donc ces banquiers associés aux messageries et aussi aux entreprises de transport, ont créé un système de compensation qui évitait de transporter des sommes importantes en or, on transportait du papier et puis de temps en temps on compensait. Eh bien c’est le descendant, probablement à la deuxième génération d’une de ces familles de changeurs, qui, à la suite de malheurs familiaux, à 38 ans, se retire des affaires et se met à écrire. À écrire des romans, mais surtout des contes, des nouvelles, qui étaient principalement des histoires du monde qu’il connaissait, des histoires de marchands. "Histoires de marchands" n’est pas le titre d’un ouvrage de cet auteur, il s’appelle Saikaku. Dans ce livre sont réunis deux recueils, et j’ai intitulé le tout "Histoires de marchands", ce qui correspondait à la nature de cet ouvrage. Mais ce qui est passionnant, c’est qu’il raconte des histoires d’un milieu qu’il connaît parfaitement puisqu’il en est issu, puisqu’il en fait partie, et toutes les histoires qu’il raconte sont à peu de choses près authentiques. Bien sûr, il force parfois le trait, il attribue au même personnage des traits qui appartiennent à deux ou trois, etc. il romance un petit peu, mais c’est à ma connaissance le meilleur document que l’on puisse imaginer pour comprendre le Japon aujourd’hui. Là, je raccourcis. Le mot raccourci est peut-être un peu trop brutal, mais c’est bien cela. Et c’est comme ça que je suis arrivé à m’y intéresser.

J’ai étudié l’histoire du 17ème siècle, de la formation de cette classe bourgeoise, qui en même temps a sécrété une véritable nouvelle culture qui est celle du Japon d’aujourd’hui encore, et la langue même qui est la langue japonaise aujourd’hui. Alors j’ai considéré les recueils de Saïkaku et deux ou trois autres de même importance, comme d’abord des documents à l’appui d’une étude historique de cette époque. Et je me suis aperçu finalement que la lecture de Saïkaku apportait beaucoup plus que les ouvrages techniques mêmes de l’époque, car ce qu’on a oublié complètement, et ce que les Japonais même sont en train de redécouvrir, c’est qu’il y avait une école de théoriciens, surtout d’ailleurs à partir du début du 18ème siècle, d’économistes, qui étaient en même temps des praticiens, la plupart d’Osaka, et qui ont une grande supériorité sur la plupart des théoriciens européens des 18ème et 19ème siècles, en ce qu’ils sont précisément des praticiens aussi. Et ils ont laissé toute une bibliothèque qu’on est en train de rééditer à l’heure actuelle, ce sera une centaine de volumes. Eh bien, j’ ai lu un certain nombre de ces documents, pour m’apercevoir que les petites histoires de Saïkaku finalement apportaient un éclairage beaucoup plus important, beaucoup plus intéressant, parce que c’était un éclairage psychologique. Cette société est vue de l’intérieur, par l’un de ses membres. Les motivations de ces gens qui ont construit l’économie et la richesse du Japon moderne à Osaka, en gros entre 1600 et 1800, c’est par Saïkaku qu’on peut les comprendre vraiment. À telle enseigne que, depuis que j’ai publié cette traduction, j’ai reçu de divers côtés de gens qui l’ont lu par hasard ou de gens à qui je l’avais fait lire, et notamment des économistes ou des universitaires ou praticiens, ils m’ont dit : "Mais c’est extraordinaire, c’est le Japon, ce sont nos interlocuteurs japonais d’aujourd’hui que nous voyons dans ce livre". Et, alors, chose curieuse, le sous-titre, qui est probablement de l’éditeur et qui est un argument publicitaire, c’était à peu près "Le manuel du riche homme", comment devenir riche, et ce livre a été considéré comme la base d’une formation de futurs commerçants. Il a eu, rien que dans les années qui ont suivi sa parution dans l’édition qui est parue en 1692, dans les quelques années qui ont suivi, il a eu un tirage de plus de 100 000 exemplaires. Je ne sais pas si en France, à la fin du 17ème siècle, il y a un seul ouvrage littéraire qui ait eu un tirage de 100 000 exemplaires, je ne crois pas. Et il a été publié, donc considéré comme manuel, oh jusqu’au delà du milieu du 18ème siècle. Alors je me dis que si un homme d’affaires étranger, français en particulier, veut s’initier au Japon économique, au Japon commercial, il ferait peut-être bien de lire d’abord ce livre qui est un peu à la base, à la racine du développement japonais. Et on s’aperçoit en particulier que, Jean Favier parlait beaucoup des Américains, et j’ajouterais que j’ai beaucoup de collègues américains, la plupart ne s’occupent strictement que du Japon d’après 1945 ; l’idée de base est que le Japon n’existait pas avant 1945, à la rigueur le commodore Perry leur a ouvert les portes du paradis, mais ils n’ont pas su y entrer, il a fallu qu’on les écrabouille une bonne fois pour qu’ils acceptent enfin d’entendre les leçons. Et d’ailleurs on en a fait venir à Havard, on en a fait venir à Berkeley, un peu partout aux États-Unis, dans les business schools en particulier, pour qu’ils apprennent la leçon. Ils l’ont apprise, vous le savez; mais ils l’ont apprise pourquoi ? Parce qu’ils avaient déjà cette formation de base. Et à ce propos, je voudrais citer simplement ce petit passage, je cite de mémoire parce que je ne me souviens pas de la page exacte, mais Saïkaku, dans une de ses histoires, parle du commerce de Nagasaki. Vous savez que le Japon était totalement fermé à l’étranger, et que seuls avaient droit de commercer avec le Japon, les Hollandais et les Chinois, et cela encore quand on est à Nagasaki dans un îlot artificiel au bout du port, dans lequel ils étaient confinés quand ils arrivaient ; il y avait juste ce qu’on appelait le "capitan hollanda", je crois que je n’ai pas besoin de traduire : le capitaine de l’expédition hollandaise, qui une fois par an, était convoqué à Edo, avec en général, le détail n’est pas insignifiant, avec le médecin du bateau. Pourquoi le médecin ? C’était le savant. Étant donné que le Japon était difficilement accessible, les plus grands savants du 18ème siècle ont postulé la place de médecin des bateaux hollandais, et notamment le fameux Thoutbercke, qui était l’un des plus grands naturalistes du 18ème siècle. Et les Japonais avaient vu très vite qu’il fallait se tenir au courant de ce qui se passait à l’extérieur. Il y a tout un groupe de Japonais qui ont appris le hollandais, en fabriquant à partir des renseignements qu’ils soutiraient à ces Hollandais de Nagasaki ou aux médecins, ils ont fabriqué un dictionnaire, une grammaire, etc., et puis ils ont acheté des livres. Et ils ont connu tout le développement scientifique et intellectuel de l’Europe à travers des livres hollandais, souvent traduits du français d’ailleurs, ou de l’anglais. Et il y avait une sorte de bureau qui s’appelait "le bureau des affaires hollandaises", qui était une sorte de service d’espionnage, qui stockait les informations concernant l’Europe, et donc avec des gens qui étaient capables de lire le hollandais. Plus tard, au 19ème siècle, quand ils ont découvert que le français et l’anglais étaient les langues d’origine de ces ouvrages, très vite, il y a des gens qui ont appris ces deux langues, et c’est ce qui explique qu’en 20 ans, le Japon était au niveau de l’Europe en matière scientifique, technique, économique, etc.

Mais je reviens à Saïkaku, cette histoire, donc seuls les Hollandais, les Chinois pouvaient commercer avec les Japonais. Le commerce de Nagasaki était extrêmement fructueux parce qu’étant donné la difficulté des communications et les risques encourus, le trafic ne portait que sur des marchandises très précieuses, très coûteuses, et on faisait donc d’excellentes affaires. Les hommes d’affaires d’Osaka, bien entendu, avaient là leurs comptoirs. Et alors Saïkaku raconte que les Chinois ont ceci de bien : c’est qu’ils sont honnêtes. Ce n’est pas toujours le compliment qu’on leur fait, mais ils sont honnêtes par rapport aux Japonais. Avec eux, le bois est du bois, l’argent est de l’argent, ils ne cachent pas les défauts de la soie dans l’intérieur des rouleaux, pratique courante chez leurs partenaires japonais. Et puis, dit-il, au début les Chinois, on les roulait comme on voulait, etc., mais c’est fini maintenant, parce que ces Chinois de Nagasaki ont appris à parler le japonais. Lire, ils le pouvaient déjà, parce qu’avec l’écriture chinoise on peut communiquer par écrit. Ils ont appris le japonais. Ça c’est une chose que je rappelle. souvent aussi, que déjà à l’époque, les Malais, et les Chinois, en matière commerciale, vous savez, ils n’attendent personne, eh bien ! Ils apprenaient le japonais.

Intervention de Bernard CERQUIGLINI :

Je voulais souligner l’observation donc, sur l’importance de la langue. On revient à la langue du partenaire, comme l’avait souligné Jean Favier tout à l’heure.

Intervention de René SIEFFERT :

Je voulais juste terminer sur une petite expérience personnelle. Il y a de cela 19 ans, c’était en 1972, j’ai fondé à l’Institut des langues orientales, un centre de préparation aux échanges internationaux, qui consiste en un deuxième cycle qui associe une des grandes langues, c’est pour le chinois, le japonais, le russe, l’arabe, le yiddish et l’hébreu à l’heure actuelle, une des grandes langues commerciales avec une formation concrète, pratique, au commerce international.

L’affaire maintenant est sur les rails et commence à être très connue et l’admission est très stricte (sur concours). Il y a 40 étudiants en tout qui sont admis donc en deuxième cycle commercial, dont 15 pour le japonais. À la remise des diplômes l’an dernier, j’ai interrogé ces jeunes gens : sur les 15, 14 avaient déjà un emploi, avaient déjà été recrutés bien avant de terminer leur cycle. Le quinzième m’a dit : "Non, moi je veux aller passer deux ans au Japon d’abord, pour m’habituer". Mais sur les 14, 13 avaient été engagés par des sociétés japonaises. Je crois que je peux mettre un point final ici.

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