Langue française : un patrimoine en péril ?
La dernière journée du patrimoine confirmait le succès des éditions précédentes. En démontrant un attachement populaire aux vieilles pierres [plus rarement aux nouvelles], ces succès réconfortent.
Le patrimoine immobilier s'expose en permanence restant ainsi disponible pour d'autres visites. Qu'en est-il pour le patrimoine impalpable, mais bien réel, constitué par la langue française ?
Tout a été dit sur l'indispensable nécessité pour notre langue de s'ouvrir à des mots et des expressions importés. Une langue possède ses sons, ses "musiques", ses rythmes. Nombreux sont les emprunts et les assimilations réussies faits notamment à d'autres langues. Mais ne sommes-nous pas allés trop loin avec l'anglais ? La propension désordonnée à inventer et à gober les fausses notes en "ing" doit inquiéter. Le mal, c'est vrai, n'est pas d'aujourd'hui. Voilà belle lurette que parking {pourquoi pas parcs-autos ?), camping, planning (à moi ! programme, calendrier, emploi du temps), pressing, forcing, meeting (à moi ! réunion, rassemblement), marketing, listing, timing, time-sharing, casting, trading, lifting, cervoling, mailing, lobbying entre autres altèrent le français. Aux "ing" s'ajoutent bien entendu les week-end, sponsor, open, dealer, leader, turn over, shuttle, single, joint-venture, prime time et d'autres encore que nous entretenons bien au chaud dans le sein de la langue française.
Si l'anglais (ou prétendu tel) était "le" coupable, peut-être pourrions nous l'éloigner courtoisement mais fermement. La domination économico-politique des États-Unis d'Amérique, la référence à un modernisme clinquant ne justifient pas les flétrissures faites à notre langue.
Il n'y a pas que les anglicismes. Prompts à affubler notre langue de "ing", certains sont tout aussi prompts à répandre d'attristantes impropriétés. C'est à la très grande vitesse à laquelle le monde évolue que nous devons probablement le fulgurant et consternant succès d'abonder pour des contributions financières. Aujourd'hui "initier" pris dans le sens anglais de "to initiate" (lequel signifie lancer, promouvoir, entreprendre, engager) foisonne. Dans la moindre allocution on "initie" une étude, un projet, une opération. Qui prendra l'initiative d'instaurer un délit "d'initier" ? Et puis il y a les déformations gratuites. On n'accomplit plus un mandat mais une "mandature" blessante pour la langue française.
En 1992 on inséra dans la Constitution un alinéa ainsi rédigé : "La langue de la République est le Français". Un peu plus tard la loi Toubon s'efforça de tracer une limite entre une langue libre (laquelle nous inflige des inscriptions en anglais sur le moindre appareil audiovisuel) et une langue officielle imposée aux services publics. Faut-il légiférer sur une langue française dont chacun de nous est le dépositaire susceptible de l'embellir, de l'enrichir mais aussi de la ternir, de l'affaiblir ?
Le mauvais exemple ne vient-il pas parfois d'en haut ? Que la langue parlée soit créatrice et refuge naturel des abréviations (fac, prof, perf, réassort, rétro, infos entre autres), soit. Que la langue écrite et surtout officielle absorbe ce genre d'écart au point qu'un ministre en son temps fit avaler "France-Télécom" au lieu de France-Télécommunications, c'est un exemple navrant.
Ne sombrons pas dans le désespoir. Tout le monde ne baisse pas les bras. Des associations comme l'APFA (Actions pour promouvoir le français des affaires, 278, rue de Sandillon, 45590 St Cyr sur Val) œuvrent pour que la français endigue les assauts de l'anglais et des imperfections.
La langue française ne mériterait-elle pas sa journée du patrimoine ? Parfois dans un ciel sombre, même pâle un rayon de soleil rassure. Dans l'éditorial présentant le récent guide régional des transports, M.-Ch. Blandin la présidente du conseil régional évoque le "dessin" moderne de futures rames automotrices. Même avec des guillemets ce "dessin" là nous évite un "design". C'est toujours bon à prendre. Les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Le passé éclaire parfois l'avenir. Dans son discours à l'Académie française, Buffon déclara : "Rien n'est plus opposé au beau naturel que la peine qu'on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d'une manière singulière ou pompeuse". Ne serait-ce plus vrai aujourd'hui ?
J.-C. CAUSSE
(La Chronique des Travaux publics, 6 octobre 1995)
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