Exposé de M. Michel LELART,
Directeur de recherche au CNRS - Institut orléanais de finance
Une méthode originale de financement des petites entreprises dans la Francophonie : la tontine
Merci Monsieur le Président. Oui, c'est avec plaisir que je suis parmi vous pour parler d’un mot qui est très connu, mais qui, vous allez le voir, emporte avec lui, bien qu'il soit bien français, beaucoup d’ambiguïté.
L'origine du mot est maintenant bien établie : c'est au 18ème siècle qu'un banquier italien, qui s’appelait Tonti, a vendu au roi Louis XV une idée originale. Les États ont toujours besoin de beaucoup d’argent, et c'était vrai déjà à l’époque ; il a vendu l'idée d’émettre un emprunt qui ne serait jamais remboursé, et dont l’intérêt ne serait versé que tant qu’il resterait des survivants parmi les souscripteurs. C'est-à-dire qu'au bout d’un certain temps, non seulement l'État n'aurait jamais remboursé, mais il n'aurait plus d’intérêts à payer.
- Alors, vous me direz, qui va souscrire un emprunt pareil ? Et bien il y avait une astuce bien entendu, et l’astuce c'est que l'intérêt était versé chaque année, mais était réparti entre ceux qui survivaient.
- C'est-à-dire que la première année tout le monde, tous ceux qui ont souscrit l’emprunt, touchent un intérêt. L'année suivante, quelques uns sont morts, et par conséquent, ceux qui restent touchent déjà un petit peu plus. Et puis vingt ans après, ils sont presque tous morts mais pas tout à fait, il en reste quelques uns qui à eux seuls empochent l’intérêt de tout l’emprunt. On raconte qu'une vieille femme, décédée à 97 ans, et à l’époque bien sûr c’était exceptionnel, a touché pendant plusieurs années l'intérêt de tout l’emprunt.
- Tout l’emprunt ne faisait pas un seul groupe, mais à l'intérieur de plusieurs groupes de souscripteurs, c’était le même principe.
- Dans cette idée, d'une part, vous trouvez l'idée de solidarité, car à mesure que certains décèdent, ce sont les autres qui vont se trouver enrichis, donc il y a une solidarité à l'intérieur de ces groupes ; d'autre part, vous voyez aussi qu'il y a une idée de, comment dirais-je ?, de temporalité, parce qu'au bout d’un certain temps, c'est terminé, l'État ne doit plus rien du tout, et le groupe a disparu. Et enfin, vous avez aussi l'idée de jeu, l'idée d’incertitude, puisque l'on ne sait jamais bien sûr qui va vivre le dernier. Tout le monde croit que l'on va vivre plus longtemps que les autres, mais enfin il n’y a pas de garantie.
Ce sont ces mêmes idées que l’on retrouve aujourd'hui sous l’expression tontine, qui est maintenant bien connue en Afrique, et d'ailleurs non seulement en Afrique, mais dans la plupart des pays en voie de développement. Mais c’est tout à fait autre chose.
- Je prends un exemple très simple pour l’expliquer en deux minutes. Une douzaine de personnes se réunissent une fois par mois, c'est-à-dire pendant toute l'année, elles versent chacune mille francs par exemple sur la table, à chacune de ces réunions donc le 25 janvier, le 25 février, jusqu’au 25 décembre. Comme elles sont 12 et qu'elles versent toutes 1.000 francs, il y a donc 12.000 francs chaque fois sur la table, et, à tour de rôle, c'est l'une des douze qui les prend. Si bien que le premier mois, celui qui prend l’argent est naturellement, comment dirai-je ?, favorisé, puisque lui va rembourser ensuite 1.000 francs par mois jusqu’à la fin de l’année. Et celui bien sûr qui arrivera le dernier sera lui pénalisé puisqu’il aura versé 1.000 francs toute l’année et devra attendre la fin décembre pour récupérer ce qu’il aura versé.
- Alors comment est-ce qu'on désigne celui qui tire chaque fois ? Il y a plusieurs solutions.
- Ou bien on tire au sort, et on peut tirer au sort dès le début, si bien qu'on sait qui va tirer chaque fois jusqu’à la fin. On peut tirer au sort au coup par coup, si bien que c'est plus aléatoire parce qu’on ne sait jamais quand va être le tour de chacun. Ça peut être le président, le plus âgé, qui décide, compte tenu des besoins de chacun, du moins exprimés par chacun, que ce mois-ci c'est celui-ci et ce mois-là c'est l'autre.
- Et puis quelquefois aussi, comme au Cameroun dont M. Henry va parler tout à l'heure, c’est un système beaucoup plus compliqué.
- Donc, voilà comment marche la tontine traditionnelle. Vous retrouvez là les mêmes éléments que dans la vieille tontine vendue par Tonti, si l'on peut dire, à Louis XV. À savoir qu’il y a une très grande solidarité au sein de ces groupes. J'ai supposé 12 personnes, elles se connaissent toutes bien sûr, parce qu'il faut éviter que le premier qui a pris l’argent au mois de janvier s’en aille et ne verse plus rien. Pour éviter tout ça, il faut des personnes qui se connaissent bien. II y a donc une très grande solidarité entre elles, et je dois dire que d'après ce que l'on dit, il y a très très peu de problèmes, très très peu de litiges. Vous trouvez aussi là le caractère éphémère car à la fin de l’année, c’est fini, le groupe s’est dissout. Chacun a versé 12 fois mille francs et il a reçu à un moment donné une fois 12 000 francs, donc c'est équilibré. Puis enfin, vous avez cette idée de jeu ou d'incertitude, puisque naturellement on ne sait jamais très bien, sauf à définir des règles précises au début, mais c'est très rare, on ne sait jamais très bien quand va être le tour de chacun.
Alors naturellement, comment ce mot sert-il aujourd’hui à décrire ces pratiques, ce genre de pratiques informelles ?
- En Afrique, vous savez que la solidarité est très très forte dans les communautés africaines, et par conséquent dans les villages, les gens ont pris l’habitude depuis très longtemps de travailler ensemble. On faisait ça en France d’ailleurs, il y a quelques générations. On travaille ensemble sur le champ de chacun, dans le village, et on tourne comme ça chaque jour de la semaine. Ou bien si vous voulez, quand la nuit l'orage a démoli les toitures, au lieu que chacun se débrouille avec la sienne, on va tous ensemble réparer la toiture du premier, et on passe à la toiture du voisin. On a travaillé tous ensemble à tour de rôle pour chacun des habitants.
- Donc, en Afrique, on trouve encore cela aujourd’hui, la tontine de travail, la tontine aussi de tombe, car lorsque quelqu'un décède dans le village, tout le village va creuser la tombe, et c'est la même chose chaque fois. Et on retrouve bizarrement, par exemple, l'expression qui veut dire creuser des tombes au Bénin, c’est l'expression qui caractérise localement la tontine.
- Donc il semble qu’on ait adopté ce mot-là, tontine, pour caractériser ces associations de travail, et qui sont devenues ensuite, l’économie se monétisant comme on dit, ou se monétarisant plutôt, pour caractériser les associations d’argent, d’épargne et de crédit.
- Il y a des tontines dans tous les pays africains, absolument partout, avec une prédominance au Bénin, au Nigéria et au Cameroun dont on va parler tout à l’heure. C'est vraiment le foyer des tontines ; elles sont pratiquées par quasiment toute la population.
- Et vous savez que la tontine s’est répandue non seulement en Indochine française, mais également au Japon, en Corée, en Chine. Un missionnaire français, racontant son voyage en Chine à la fin du siècle dernier, disait qu'il avait observé dans tous les villages ce qu'il appelait des sociétés pécuniaires, et en décrivant ce qu'il avait vu et comment ces sociétés fonctionnaient, on retrouve exactement le principe des tontines d'aujourd'hui.
- Aux Indes naturellement aussi, et vous avez exactement les mêmes pratiques dans les communautés chinoises de Paris, du 13ème arrondissement, comme d’ailleurs chez les Maliens qui se regroupent, ou les Sénégalais qui se regroupent à Paris pour reconstituer, pour refaire la même chose.
- On a aussi des tontines dans toute l'Amérique latine, et l'Amérique centrale surtout ; l’hypothèse est que ce sont les immigrés et autrefois les esclaves qui ont amené avec eux des pratiques qui ont subsisté. Bref ! C’est un phénomène qui est très général. Le mot consacré, c’est tontine, il n’y en a pas d’autres. Les Anglo-saxons ont imaginé, ont créé un mot, mais un mot compliqué : "rotating saving and credit association", association rotative d’épargne et de crédit, ce qui fait en anglais ROSCA et en français AREC, mais ce n’est pas un mot. Le vrai mot qui caractérise la tontine est resté partout dans le monde aujourdhui ce qu’il est.
Pour terminer, je voudrais seulement vous montrer l’intérêt de ces pratiques, parce que ces tontines posent vraiment problème aujourd’hui. C'est un phénomène qui n'était pas connu du tout il y a encore une vingtaine d'années. Quand on trouvait dans la littérature scientifique un article là-dessus, c’était un peu l’anecdote, c'était amusant, ça faisait sourire mais ce n'était pas un article scientifique, et par conséquent ce n'était pas vraiment quelque chose d’important pour des chercheurs. Tout a changé.
- Vous savez que maintenant on s'intéresse beaucoup à l’activité informelle, l'emploi informel, notamment sous l’influence du BIT, du Bureau International du Travail, qui a commencé à faire des travaux dans ce domaine et sur ce thème en 1970, et maintenant c'est le secteur financier informel, la finance informelle, toutes ces pratiques que je viens de vous décrire, avec bien sûr des variantes extrêmement diverses et quelquefois assez compliquées. C’est cette finance informelle qui est maintenant étudiée, analysée aussi bien par le Fonds monétaire international, par exemple, et par la Banque mondiale qui considèrent effectivement ce qui se passe dans ces pays pour essayer de trouver des solutions.
- Je dois dire aussi qu’une autre création de la Francophonie, l'Université des Réseaux d'Expression Française, qui essaye de faire travailler les chercheurs francophones, naturellement en français mais bien sûr entre différents pays, a choisi comme thème il y a cinq ans "les circuits parallèles de financement". C'est-à-dire justement ces pratiques informelles qui à l’époque étaient mal connues.
- Je dois dire que ces travaux, que des Français, des Canadiens, des Africains font ensemble, ont permis aujourd'hui de beaucoup mieux connaître cette pratique, et par conséquent maintenant, on peut, et en deux mots en terminant, poser quelques uns des problèmes. Vous allez voir que c'est très intéressant d’avoir ainsi un mot à sa disposition qui caractérise vraiment une activité très particulière et si différente de celles que nous, nous connaissons.
- D’abord, il semble bien que ce soit ce genre de pratique qui explique aujourd'hui l'échec des banques. Vous savez que depuis 40 ans et plus peut-être, les banques s'interrogent, et elles continuent de le faire, pour savoir pourquoi dans les pays africains par exemple, à part les quelques entreprises exportatrices, elles n'ont guère de clients, et elles inventent toutes les sortes de solutions possibles. Et vous savez qu'aujourd'hui elles font faillite, et les banques du Bénin qui font faillite voient leurs clients partir grossir les tontines. Il y a donc maintenant, non pas un transfert de l'informel vers les banques institutionnalisées, mais au contraire un transfert dans l'autre sens, c’est-à-dire qu'aujourd'hui, devant l'échec des banques en Afrique, ce sont justement ces pratiques-là qui se généralisent de plus en plus. Donc je crois qu’elles expliquent la difficulté des banques à l'heure actuelle.
- Deuxièmement, elles montrent bien qu'il y a un type de financement particulier qui est adapté à l'économie de ces pays. On parle beaucoup de l'économie informelle. Dans certains pays, ça fait 50 % de l'activité économique. Et bien, les entreprises informelles se financent de cette façon-là, et par conséquent il y a une sorte d'autonomie de l'informel qu'aujourd'hui bien sûr il faut considérer.
- Et puis enfin, c'est amusant, c'est drôle, c'est surtout très efficace car ça draine beaucoup d’argent et ça permet de financer beaucoup de choses.
- Mais, il y a quand même quelques limites qu'il faut bien reconnaître.
- D'abord, c'est du court terme puisqu'à la fin de l'année, tout est fini, par conséquent même celui qui le premier mois, au mois de janvier, emporte le total des levées, il aura remboursé tout à la fin de l’année. Vous ne pouvez pas faire naître dans ce processus du crédit à long terme. On finance le commerce. On finance l'artisanat. On ne finance pas l'accumulation du capital. Donc vous sentez bien qu'il faut essayer tout doucement d'en sortir, et puis naturellement aussi, l'argent circule entre des groupes et par conséquent, il n'y a pas, comme on dit aujourd’hui, un grand marché avec une offre, une demande qui égalisent les prix, et par conséquent on n'a pas, comme disent les économistes, une allocation optimale de l'épargne et de l'investissement.
Donc il faut essayer d'améliorer, et justement l'idée qui vient aujourd'hui et qui, je crois, se répand de plus en plus, c'est qu'il ne faut pas, comme on le pensait il y a quelques années, supprimer tout ça, voire interdire (comme si on pouvait interdire ce qui est ancré dans les habitudes depuis toujours), il ne faut pas supprimer, il ne faut pas interdire, il faut simplement laisser se développer ces pratiques.
- On sait aujourd'hui qu’elles sont assez souples pour se développer d’elles-mêmes.
- On a dit que les tontines étaient un creuset d'innovation, donc elles sont capables de s'améliorer sans cesse. Il faut essayer de trouver des moyens de faire évoluer et de faire en sorte qu’en même temps que l'économie se modernise, la finance elle aussi se rapproche tout doucement de ce qu'elle est dans nos pays industrialisés.
L'intérêt de tous ces travaux que nous faisons à partir de ces tontines, c'est d'essayer de trouver le moyen, non plus de développer dans des pays étrangers des modèles que nous avons mis en place chez nous, et que nous exportons quelquefois sans les changer, c'est d'essayer de trouver des solutions à partir des pratiques dans les pays en question.
- Et je crois que c'est aux Africains, puisque c’est surtout à l'Afrique que l'on pense et à laquelle la France est liée, c'est aux Africains eux-mêmes de trouver des moyens de moderniser ces pratiques et de les améliorer pour arriver à trouver eux-mêmes le moyen de financer mieux leur économie.
- Vous voyez qu'un mot tout simple, mais qui a déjà 200 ans d'âge, est encore aujourd’hui très actuel et véhicule des problèmes qui sont essentiels quand on considère les besoins des pays en voie de développement. Je vous remercie.
Intervention de Jean Marcel LAUGINIE
Merci beaucoup Michel Lelart. Vous avez réalisé un tour de force puisque, grand spécialiste que vous êtes de la tontine, vous nous avez permis en dix minutes de comprendre ce mot et de pénétrer les très belles pratiques qu’il recouvre. Vous avez su définir brillamment ce faisceau de créances mutuelles. On va demander à Alain Henry de nous faire toucher du doigt, avec l’exemple de la tontine au Cameroun, l’importance de la précision des mots.Retour au sommaire des actes des 6ème et 7ème journées
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