Exposé de M. Jean-Marie FÈVRE,
Maître de conférences en sciences de gestion à l'Université de MetzLa langue comme élément-clé pour relever le défi dans les différentes cultures nationales, d'entreprise et professionnelles
1. Introduction
Pensons à Montaigne: "Je n'enseigne poinct, je raconte".
Nous utilisons tous la langue. Elle peut être verbale ou non verbale. Le passage à l'écrit est une étape décisive. Pensons à Jack Goody, brillant diplômé d'Oxford, soldat d'élite (régiment des Gardes), fait prisonnier à Tobrouk en 1942. Il s'échappe d'un camp en Italie et trouve refuge dans les Abruzzes, auprès de bergers analphabètes. C'est là qu'il vit pendant des mois ce qu'il appellera plus tard son « expérience éthique fondamentale » : une vie sans lire ni écrire : un dénuement personnel et culturel inattendu.
Les études sur la relation entre Culture et gestion se sont significativement développées ces dernières décennies bien que nous ne devrions jamais oublier de grands pionniers tels qu'Oberlin (1740-1826) en France avec son "Image of Réconciliation" ou Grundtvig (1783- 1872) au Danemark avec ses "Folkehøjskoler" (Fèvre 2008).
Or, dans les toutes dernières années, certains tenants d'une économie débridée et d'une gestion centrée sur la rentabilité financière immédiate méprisaient les compétences dites « douces » (« Soft skills are bullshit ») et pensaient que les éléments culturels étaient et devenaient de plus en plus négligeables. Une nouvelle « Lingua Franca », le « Globish », avec ses concepts réducteurs, devait régner sur un monde global standardisé.
Nous en subissons tous le douloureux triple résultat financier, environnemental et humain depuis l'automne 2008 à l'échelle planétaire.
Rappelons donc que pour bien gérer, il faut du savoir, du savoir faire et du savoir être. Il est en outre très important de trouver des réponses à la question de « l'universalité des techniques de management » quand on considère ce que l'on appelle la mondialisation et la gestion quotidienne sur le terrain (Michelin 2002). La diversité des cultures est un fait et il ne s'agit pas de plaquer un modèle mercantile dérisoire de consommation à la planète : est-ce une perspective motivante pour la jeune génération que de passer du « Cogito ergo sum » au « Consumo ergo sum » (du « Je pense donc je suis » au « Je consomme donc je suis ») ?
La mondialisation est toutefois une réalité indéniable et qui n'est pas un mal en soi. Il s'agit de la prendre telle qu'elle est, d'en éviter ou réduire les côtés nocifs et de savoir en relever le défi. Or, pour cela, il faut être mobile et conscient des clivages interculturels. La diversité des cultures est une richesse à découvrir et non une barrière à supprimer. Il faut donc apprendre à se connaître, à se comprendre, à s'apprécier, à coopérer pour que chacun à son niveau contribue à rendre le monde un peu meilleur en allant du connu vers l'inconnu.
Chaque personne exerce une activité à un certain niveau professionnel, dans une certaine organisation (entreprise ou administration), dans un certain pays et à un certain moment en étant confrontée à d'autres cultures, à d'autres langues.
La langue est en effet le facteur déterminant d'apprentissage et de socialisation. Or, la langue n'est pas innée, elle s'apprend. Et l'on apprend avec la tête, avec le cœur, avec les autres. L'homme de science dirait que la langue s'apprend au niveau cognitif, affectif et social.
La langue est donc un élément-clé indispensable pour relever le défi dans les différentes cultures nationales, d'entreprise et professionnelles. Mais justement, qu'en est-il de ces niveaux de cultures nationales, d'entreprise et professionnelles ?
2. Les cultures nationales, d'entreprise et professionnelles
Partons du quotidien de chacun parmi nous.
1) Cultures professionnelles. On sait par exemple que souvent ingénieurs et mercaticiens ne s'apprécient pas, s'ignorent voire se querellent au détriment de l'efficacité. En fait, ils ne se comprennent pas car ils ont des points de vue et une manière de penser différents. D'autant que la plupart des gens ne fréquentent que leurs semblables (médecins / juristes, militaires/ enseignants entre eux).
2) Cultures d'entreprise. On connaît les entreprises de tradition à forte identité. On sait aussi combien le personnel est démotivé quand une entreprise change quatre fois de nom en trois ans ou quand les actifs d'une entreprise saine sont pillés par des « sauterelles ».
3) Cultures nationales. Selon les pays, tout en évitant les généralisations abusives :
- l'utilisation du temps est différente : monochronique (ex : Allemagne, Suisse) ou polychronique (espace musulman, pays « latins ») ;
- le langage non-verbal est fort (Italie) ou faible (Finlande) ;
- le contexte et les connotations d'un message sont fortes (Chine) ou faibles (USA) ;
- la hiérarchie est plus ou moins bien perçue (pays germaniques / pays « latins ») ;
- l'individualisme joue un rôle plus ou moins grand (Japon / USA) ;
- le besoin de sécurité est plus ou moins fort ( Scandinavie / USA) ;
- la masculinité (« Big is beautiful » : USA) ou la féminité (« Small is beautiful » : Danemark) domine ;
- l'ouverture au changement ou au progrès est plus ou moins forte.
Il y a une interaction entre l'environnement professionnel local et international. L'interaction multiplie les risques de frictions, d'incompréhension et donc de gaspillage de ressources et d'insatisfactions. Le niveau local englobe l'entreprise ou l'administration où l'on travaille dans le cadre juridique d'un État. Le niveau international peut se concevoir comme créé par la concurrence internationale et les facteurs qui déterminent l'environnement (OMC, FMI, directives et politiques d'organismes tels que l'UE ou bien encore l'ONG exemplaire : « ISO » à Genève).
Au travail, si l'on analyse les politiques des entreprises, on peut distinguer trois niveaux (Bourdieu & Wacquant, 1992 ; Sirmon & Lane, 2004) :
a) la pratique (niveau micro ou individuel) qui correspond à la culture professionnelle, par exemple de l'ingénieur ;
b) l'habitus ( niveau meso ou rationnel) qui permet la discussion entre les agents, c'est la culture sectorielle ;
c) le cadre (niveau macro ou bien encore les institutions et les structures dans lesquelles elles évoluent), c'est la culture régionale.
Considérons par exemple cette région du monde qu'est l'Europe avec ses PME :
On notera l'importance du tissu des PME, souvent malmenées ces dernières années par les grands groupes multinationaux, notamment par de la sous-traitance assortie de contrats léonins. Or, de par l'évolution de la productivité, ce sont les PME qui créent le plus d'emplois nouveaux : 75 % (Ravenswaaij 2007). Les PME permettent en effet mieux l'épanouissement de nouvelles idées même si la mortalité des créateurs est élevée. Les PME et leurs réseaux sont essentielles pour vivifier la vie économique et donc sociale. Comme Simonetti (2001) le montre en effet, il y a trois raisons principales à cela :
- Premièrement parce que les PME constituent l'épine dorsale de la structure industrielle européenne en termes tant de nombre d'entreprises que d'emplois et en termes de création d'emplois depuis les années 1980 ;
- Deuxièmement parce que les domaines dans lesquels les PME s'illustrent semblent en mesure de garder une avantage concurrentiel et d'absorber avec succès de nouvelles technologies. Les PME sont ancrées dans l'économie locale et sont donc le lieu idéal pour l'accumulation d'un savoir technologique (v. Boch Galhau 2007) ;
- Troisièmement enfin parce que l'émergence des NTIC a changé le paysage industriel à travers par exemple la diffusion de processus automatiques flexibles permettant à des PME de tenir tête à de très grandes entreprises. Les PME ont donc un rôle crucial pour l'innovation tant pour les technologies, les produits ou les services.
Hélas, le manque de mobilité est un problème bien plus grave en Europe qu'au Japon ou aux États-Unis comme le souligne entre autres De Bruin (2003) qui indique qu'il y a 200.000 postes vacants dans les PME néerlandaises par exemple. Mais qui va aller aux Pays-Bas ? C'est là qu'interviennent les langues et les cultures nationales : les politiques favorisant l'innovation diffèrent largement entre pays européens : certains laissent le marché à lui-même, d'autres règlementent, d'autres enfin s'en remettent aux différents réseaux. L'UE ne peut ni faire des miracles, ni être accusée de tous les maux !
Sans vouloir impliquer un jugement de valeur mais en l'utilisant seulement comme outil, on peut se référer à Hofstede (1994) qui parle de cultures nationales telles les cultures (gréco)latine, germanique, nordique, anglo-saxonne and balto-slave. Cet élément national s'ajoute donc aux niveaux d'entreprise et professionnel et multiplie les possibilités de friction ou de mauvaise compréhension (persistance de préjugés et ignorance).
Que faire alors ? Il faut agir à la fois dans la théorie et dans la pratique :
- Au niveau théorique, il faut tenir compte des cultures nationales, d'entreprise et professionnelles pour faire acquérir aux gens une prise de conscience et une compétence interculturelles. Il faut faire un gros effort de persuasion car la plupart des acteurs et/ou des personnes concernées ne sont pas vraiment conscients des choses et pensent différemment ;
- Au niveau pratique, il faut d'abord susciter une mobilité dans les esprits puis dans le comportement des chercheurs, des décideurs et des acteurs à tous les échelons et leur faire comprendre que le facteur-clé pour être bon en tant que professionnel, dans son entreprise et dans le cadre de son pays afin de pouvoir s'ouvrir à l'autre dans son altérité, c'est l'apprentissage de la langue ! Car à tous les niveaux, il faut bien faire passer le message !
3. La langue comme élément-clé pour relever le défi dans les différentes cultures nationales, d'entreprise et professionnelles
En effet, bien maîtriser la langue du pays dans lequel on vit, à l’oral et à l’écrit, constitue pour tout jeune une base indispensable pour l’aptitude à l’apprentissage d’autres langues. D’ailleurs bien des employeurs se plaignent que des apprentis ou des débutants ne soient pas assez bons dans la langue de leur pays de résidence. Il faut donc d’abord soigner la langue du lieu. D'ailleurs, l'intégration dans un pays se fait d'abord par la langue.
Le jeune astucieux va apprendre aussi d’autres langues. En effet, jamais encore les hommes n’ont disposé de tant de moyens de communication : media, téléphone, toile. Et pourtant trop de gens et de jeunes se sentent seuls, incompris et sont peu capables de bien communiquer.
Que faire ? Voici quelques pistes :
1. Il n’y a pas de langue facile. Apprendre des langues signifie un important effort personnel. Personne ne peut apprendre pour une autre personne et les outils (ex : audiovisuels) sont utiles mais pas suffisants. Une « Lingua Franca » approximative ne suffit pas. Surtout pas dans le monde professionnel. Car nous savons que la meilleure langue, c’est celle du client. Il est faux de penser que la mondialisation entraîne une réduction des langues étrangères. À l’heure où la masse annone une langue de séries bon marché, ceux qui parlent correctement possèdent donc un important avantage comparatif.
2. Apprendre des langues étrangères n’a rien à voir avec l’argent. On ne peut pas acheter une langue et la personne la plus humble peut contrôler les connaissances. Un stage intensif ne peut pas remplacer un apprentissage régulier.
3. Apprendre des langues étrangères, c’est être mobile, c'est aller à la rencontre des autres dans leur altérité. Si je vais vers les autres, je serai accueilli, aidé, adopté : c'est la vraie voie de l'intercompréhension et la réduction des préjugés.
4. Apprendre des langues étrangères, c’est être personnellement actif. Un jeune doit compléter sa formation linguistique par ses activités de temps libre.
5. Partir à l’étranger, faire des stages et des voyages intelligents (et non seulement bronzer idiot) en cinq étapes (1. Planifier 2. Préparer 3. Réaliser 4. Évaluer 5. Exploiter), voilà la voie. Pensons aux compagnons du Moyen-Âge, à Pierre le Grand en Hollande, à Humboldt en Amérique du Sud ou au jeune Krupp en Angleterre.
C’est en forgeant que l’on devient forgeron ! À l'ère de la mondialisation, l’analphabète de demain ne connaîtra que sa langue maternelle. Car de bonnes aptitudes linguistiques constituent un facteur-clé, un atout déterminant dans la vie personnelle et professionnelle, dans l'entreprise et dans le pays où l'on vit. Elles ouvrent la voie à l'intercompréhension. Mais il faut des repères et une certification, c'est le rôle par exemple de la validation des acquis francophones initiaux en entreprise.
Et rappelons-nous Goethe : « Savoir ne suffit pas, il faut aussi appliquer ; Vouloir ne suffit pas, il faut aussi agir ! »
4. Références
1) von Boch-Galhau, W. (2007). Globalisieren mit Tradition – Management des Familienunternehmens Villeroy & Boch, Zürich : Füssli Verlag.
2) Bourdieu; P. & Wacquant, L. (1992). An invitation to Reflexive Sociology, Cambridge (UK): Polity Press
3) De Bruin, K. (2003). Dutch Report on National SUSTEL Fieldwork, www.sustel.org
4) Fèvre, J.-M. (2008). Manuel de Gestion Interculturelle, 2nd éd., Sarreguemines (F): Pierron.
5) Hofstede, G. (1994). Vivre dans un monde multiculturel, Paris.
6) Michelin, F. (2002). Et pourquoi pas ?, 2nd Édition, Paris: Grasset.
7) Ravenswaaij, W. van (2007). Strategic Alliances and Culture, Eindhoven University of Technology, Eindhoven (NL).
8) Simonetti, R. (2001). Governing European Technology and Innovation, In : Thompson, G. (Ed.): Governing the European Economy, London: Sage, 164-198.
9) Sirmon, D.G. & Lane, P.J. (2004). A model of cultural differences and international alliance performances, In : Journal of International Business Studies, 35, 306-319.Retour au programme des Journées de la 21ème année
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