Exposé de M. Pierre ARONÉANU,
Artisan conteur

Empreintes linguistiques


Sur la cendrée de l’histoire, les mots sont semblables à des témoins. Au lieu de passer de mains en mains, les générations se les glissent d’une bouche à l’autre. Mais à force d’être mâchés et assimilés, ils sont souvent méconnaissables. Beaucoup tombent dans l’oubli. Parfois, ces témoins de l’histoire et de la culture d’un peuple passent d’une équipe à une autre, changent de couloirs. C’est ce que les linguistes nomment "emprunts". Ces témoins laissent des empreintes parfois surprenantes.

Toutes les langues, par leur forme orale et encore plus par leur écriture, constituent autant de jeux de pistes.

Ce qui me vaut l’honneur de me trouver aujourd’hui parmi vous, c’est d’avoir écrit, il y a déjà huit ans de cela, un tout petit conte, à partir de mots dont les racines ne sont ni gréco-latines, ni occidentales, et, n’ayons pas peur des mots, disons "blanches", mais "immigrées, basanées" comme celles d’un marchand de châtaignes shri-lankais, ou encore d’un chauffeur de taxis sino­vietnamien, à moins qu’il ne soit malien.

Si je l’ai appelé "L’Amiral des Mots", c’est parce que "amiral" vient de l’arabe, signifiant "le prince" et que le héros de ce conte finit par bâtir sa fortune sur le commerce des mots.

Ce conte, sorte d’hommage à tous ces emprunts et empreintes, est aussi une façon de rappeler qu’aucune langue ne peut vivre en autarcie, à moins d’être parlée par une tribu amérindienne, isolée au coeur de sa forêt amazonienne.

Du fait de l’histoire, qu’on le veuille ou non, les emprunts linguistiques des peuples entre eux sont innombrables et divers, à l’image des aliments que les peuples consomment aujourd’hui. Ainsi, même les Chinois ont adopté et je dirais "naturalisé" le maïs, la patate, la tomate, le tabac, le tournesol, l’arachide et le piment venus d’Amérique et la pastèque originaire du sud de l’Afrique. Et de Chine et d’Asie nous sont venus, entre autres, l’orange, le soja, la pêche, le kiwi, la prune, le riz, la canne à sucre, l’aubergine etc. Sans oublier le café qui nous vient d’Afrique.

Moralité : ceux qui rêvent de vivre entre eux pour que leurs vaches soient bien gardées devraient commencer par supprimer de leur diète quotidienne tout ce qu’ils doivent aux autres peuples. Et éliminer de leur langage tous ces mots étrangers à la culture de leurs ancêtres supposés. Question de logique, dirais-je.

Il existe des formes rugueuses de rencontre entre les langues : les guerres, les conquêtes, les peuples que l’on disperse, les diverses invasions, celles des Vikings, celles des tribus mongoles, les entreprises coloniales, celles des Romains, celles menées au nom de l’Islam puis au nom du Christ, ont abouti à brasser des peuples tout au long de l’histoire et donc fait voyager les mots.

Heureusement, le commerce est une façon plus civilisée, plus douce, d’introduire, si je puis dire, sa langue chez les voisins : par la présentation des produits et de leur emballage linguistique.

Quelques exemples :

Le thé : ce mot, comme vous vous en doutez, vient de Chine. Les Russes ont pris la prononciation "cha" des Chinois du nord, et disent "chai". Et on la retrouve en turc, ainsi que dans tous les anciens États vassaux de l’empire ottoman, au Maghreb notamment. Les Anglo-Sxons, eux, prononcent à la façon des Chinois du sud et les Français, s’étant mis à l’heure anglaise, celle du "tea", ont adopté la prononciation anglaise, comme, d’ailleurs, ils ont adopté le pyjama, à la fin du 19ème siècle, ce vêtement qui, comme son nom l’indique, est originaire de l’Inde. On peut donc dire que ce mot pyjama, qui, pour être précis, vient de l’ourdou, une des langues du Pakistan, est un mot anglo-indien.

La soie. Il paraît que le mot viendrait du latin populaire "seta" signifiant crin ou poil rude, alors que le mot chinois se prononce "se" ! Mais puisque les linguistes et les dictionnaires le disent... Par contre, les marchands arabes, à partir du 7ème siècle, allaient chercher la soie dans une ville de la Chine du sud, Tchuan-Zhou, qu’ils appelaient "Zaitouni", ce qui a donné notre satin, un mot arabo-chinois en quelque sorte !

Maroquinerie, cordonnerie, mousseline, voilà trois mots parmi d’autres qui portent l’écho des minarets. En France, le cuir n’était-il pas travaillé, les chaussures étaient-elles inconnues ? Ou encore, les femmes avaient-elles déserté leur métier à tisser ? Non, simplement, la réputation des produits venant du Maroc, de Cordoue et de Mossoul avait fini par imposer leurs nom et de "propres" les voici devenus si communs qu’on en a oublié les origines.

Ah, le fardeau des racines, pourraient soupirer bien des mots et parfois ceux qui les emploient ! Ce mot "fardeau", qui sonne justement comme un appel au voyage puisqu’il nous vient de l’arabe "fardah" et signifie la demi-charge d’un chameau. Et, naturellement, de chameau à caravane, il n’y a qu’un pas qui nous mène droit aux bazars d’Orient en attendant celui de l’Hôtel de Ville. Ces bazars, où mille et un magasins vous proposent leurs marchandises. (De magasin nous vient magazine par le truchement d’un Anglais qui emprunta au français le nom "magasin" pour publier en 1731, une revue, "The Gentleman’s Magazine", contenant un "ensemble d’informations pour les hommes", la presse féminine n’étant pas encore à l’ordre du jour. D’où, retour en France du mot magazine, dans le sens de revue).

Pour en revenir au bazar, les marchands supputent leur chiffre (zéro) d’affaires. Les clients se plaignent des tarifs (notification des prix) proposés. C’est la faute à la douane et aux diverses gabelles (impôts) expliquent les commerçants. Heureusement, ces super-marchés orientaux sont plus conviviaux que ceux d’Occident et l’on vous offrira volontiers un verre de thé ou une tasse de café, assis sur un divan, ou sur un sofa ! Et peut-être, pour mieux vous mettre l’eau à la bouche, vous offrira-t-on une orange. Non pas amère, d’où vient le nom même d’orange, la narendj que les Arabes ont rapportée de Perse et qui venait de l’Inde mais une "portokal", cette orange douce rapportée de Chine par les Portugais, d’où son nom dans tous les pays de l’ex-empire turc, jusqu’en Roumanie, mais qui se dit aussi "china" en arabe littéraire.

Peut-être achèterez-vous finalement le tapis de vos rêves et, pour économiser vos chères devises, vous proposerez de payer dans la monnaie du pays. Si vous êtes en Algérie, en Tunisie, en Jordanie, en Irak et dans ce qui était l’ex-Yougoslavie, vous sortirez vos dinars, souvenir du temps où ces contrées appartenaient à l’Empire romain et où l’argent se disait "dinarus". D’où, d’ailleurs, notre denier et nos denrées.

Comme on le sait, la première forme du commerce a été celle du troc, puis l’usage de la monnaie s’est imposé. Une des premières formes de monnaie a été le cauris, en Asie, èn Afrique et peut-être même en Amérique précolombienne. On peut supposer que les hommes ont adopté ce coquillage comme unité de valeur parce qu’il était toujours identique, solide, petit, facilement thésaurisable, et servait à la parure. Une fois le ventre rempli, le souci de plaire est l’un des plus vieux réflexes des êtres humains et est devenu un des ressorts du commerce. Des pièces de monnaie ne fournissent-elles pas l’or ou l’argent de certains colliers et autres bijoux sonores, en Afrique notamment ?

Et justement, le souvenir du temps où le cauris servait de monnaie se retrouve dans la graphie d’un certain nombre de caractères chinois ayant trait à l’argent ou au commerce. Comme dans les caractères suivants : cauris, richesse, tribut, féliciter, marchandise, emprunter, acheter, vendre, trafic, corruption, impôts, pauvre, ligature, précieux, trésor...




Comme je l’ai dit au commencement, toutes les langues sont comparables à des jeux de pistes menant à un arbre unique, celui de la culture, arbre aux branches multiples, chacune correspondant à une culture particulière, fruit du génie de chaque peuple.

L’actualité nous rappelle, d’une façon dramatique, le poids de la culture dans l’équilibre du monde, je dirais dans son harmonie même, et que nous sommes tous responsables de la survie de cet arbre majestueux dont les reflets illuminent tous les musées du monde.




CES MOTS “IMMIGRÉS” DE LA LANGUE FRANCAISE

1. Origine arabo-turco-persane (234 mots).

abricot alambic alcali alcade
alcazar alchimie alcool alcove
alezan alfa algarade algèbre
almanach alguazil ambre amiral
angora arsenal assassin avanie
avarie aubergine azimuth algèbre
       
babouche bachi-bouzouk bakchich baldaquin
baraka barda baroud bazar
bédouin benjoin bergamote bled
bezef bordj bougie boutre
burnous      
       
caban cadi cafard café
caïd caïque calebasse calfater
calibre calife camelote camphre
carafe caramel carat caravane
caravansérail carmin caroube carquois
casaque casbah chacal chèche
chéchia chiffre chouya cimeterrre
clébard colback coton cramoisi
cravache      
       
damasquiné darse derviche divan
djebel djinn dolman douane
       
écarlate échec élixir émir
épinard erg estragon  
       
fakir fanfaron fardeau fellah
felouque fennec    
       
gabelle gaze gazelle gilet
girafe goudron goule gourbi
guitare guitoune    
       
haschisch haïk hamada hammam
harem hasard hégire horde
houri      
       
imam      
       
janissaire jarre jasmin julep
jupe      
       
krak ksar kif-kif khôl
koubba kiosque    
       
laiton laquais lascar lazuli
lilas limonade luth  
       
maboul macache madras magasin
mage maghrébin mamelouk marabout
maravédis maroquinerie massepain matelas
matraque mazagran mazout médersa
méhari mérinos mesquin minaret
mohair moka momie morfil
mosquée mousseline mousson moucharabieh
muezzin mufti musc musulman
       
nacre nénuphar noria nouba
nuque      
       
oasis odalisque ogive orange
ouate oued    
       
pacha paradis pastèque patache
percale pharaon pilaf  
       
quintal      
       
ramadan ramdam raquette razzia
récif reg riz  
       
safari safran sagaie sahel
santal sarabande sarbacane satin
satrape savate séide sequin
sérail sidi (le Cid) simoun sirocco
sirop smala sofa sorbet
Soudan (sultan) soude souk spahi
sucre sultan    
       
taffetas talc talisman tamaris
tambour tare tarif tartane
tasse timbale toubib truchement
tulipe turban    
       
valise vizir    
       
yatagan      
       
zénith zouave    
       

2. Origine hébraïque (30 mots).

abbé (rabbi) alphabet alléluia amen
benjamin cabale capharnaüm chérubin
cidre éden gêne géhenne
goy jérémiade jubiler ladre
lazare (de Lazare) macchabée manne messie
moïse Pâques pharisien sabbat
samedi saphir satan séraphin
tohu-bohu zizanie    
       

3. Origine asiatique et océanienne (76 mots).

atoll avatar bambou batik
bonzaï bonze boomerang bungalow
cacatoès cachou calicot canaque
candi casoar catamaran châle
chaman chaulmoogra coolie cornac
curry dinghy geisha gong
gourou gutta-percha gymkhana ilang-ilang
jamboree java (danse) jonque judo
jungle jute kaki kamikaze
kangourou kaolin kimono lama (moine)
laque madras mandarin mangue
maharadja mousmé nabab nirvana
orang-outan palankin paria patchouli
polo poussah punch pyjama
rajah raphia rotin roupie
sampan sari satin shampoing
shantung sucre surin swatiska
tabou tank tatouer thé
tussor typhon véranda zébu
       

3. Origine amérindienne (70 mots).

acajou alpaga ananas anorak
apache avocat (fruit) barbecue boucan
boucanner cacahuète cacao cacique
caïman cannibale canoé caribou
caoutchouc cobaye coca colibri
condor couguar coyote curare
galacol guano hamac hévéa
igloo iguane ipéca jaguar
kayak lama (animal) maïs mahogani
manioc manitou mocassin ocelot
ouistiti ouragan pagale palissandre
pampa panama parka patate
pemmican pirogue plan puma
quinine sachem saguoin sapajou
tabac tobogan tafia
tapioca tomahawk tomate topinambour
toucan totem vigogne wigwam
wapiti yucca    
       

2. Origine africaine (8 mots).

bamboula baobab banane boubou
cola (ou kola) chimpanzé macaque zombie
       

P.S. Certains mots d'origne arabe proviennent d'une langue indienne, souvent le sanskrit, soit directement, soit par l'intermédiaire du persan (le mot "sucre" en est l'illustration parfaite). De même, certains mots grecs sont d'origine perse, voire sanskrite... D'où la difficulté d'un classement rigoureux.



Intervention de Jean Marcel LAUGINIE :

Merci infiniment Pierre ARONÉANU.

Je crois que c’est la première fois que nous avons une salle, en début de Journée, aussi sage, aussi attentive, aussi chargée d’émotion.

Merci pour votre humanisme d’artisan conteur, également pour nous rappeler que les mots ne sont pas innocents.

Je voulais simplement communiquer à la salle ce que vous aviez eu la gentillesse de marquer sur votre livre, lorsque je vous ai rencontré : "Les plus beaux voyages sont souvent ceux que les mots vous inspirent".

Et je crois que vous venez de nous faire bien voyager dans le monde des affaires.

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