Exposé de M. Raymond BESSON
Membre de la Commission ministérielle terminologique des transports (C.M.T.T.)
et du Cercle littéraire Étienne-Catin des écrivains-cheminots (C.L.E.C.),
Rédacteur en chef du Dévorant


UN EXEMPLE : LA S.N.C.F.

Créé en 1953, notre mouvement décida, en 1966, de compléter ses activités littéraires par la défense de la langue française. Il compte aujourd'hui 1 300 adhérents.

Je ne vous parlerai que de l'activité de défense de la langue française du C.L.E.C., activité essentiellement attestée par cette revue "Le Dévorant", qui tire à 1 500 exemplaires et est lue par plus de 4 000 personnes.

Le C.L.E.C. est la seule association de défense de la langue française constituée dans une entreprise ; l'expérience acquise en une trentaine d’années nous conforte dans l'idée que c'est là que doit s'exercer prioritairement la défense de la langue française, car c'est là que sont les forces vives d'un pays.

Pourquoi a-t-on créé une association de défense de la langue française à la S.N.C.F. ? D'abord, parce que c'est une grande entreprise de près de 200 000 personnes ; ensuite parce que la sécurité n'admet pas l'ambiguïté, ni dans la travail, ni dans la réglementation, c'est-à-dire dans les mots ; enfin parce que les techniciens et les ingénieurs y sont légion et qu'ils n’ont pas toujours une exacte conscience de l'influence de la langue sur l’économie.

Pour faire admettre notre cause, nous avons commencé par constituer un groupe de pression, incluant le plus possible des décideurs. Nous avons recruté, recruté encore, recruté toujours.

Ensuite, il nous fallut une structure de communication. Nous avons créé un réseau de correspondants, dans les grandes directions centrales et dans les directions régionales, chargés de nous informer de l'évolution du langage technique et de diffuser nos travaux langagiers.

Vers 1984, atterrés par la dégradation de notre langue, nous avons décidé de frapper un grand coup. Pour cela, il fallait que nous fussions reconnus officiellement en dehors de l’entreprise. Philippe de Saint Robert, alors Commissaire général de la langue française, nous mit le pied à l’étrier en nous accordant le statut d’association dont les actions concourent à la défense de la langue française, et en suggérant notre admission au sein de la Commission ministérielle de terminologie des transports. Jean Dutourd nous apporta l’appui de l’Académie française.

Un temps, nous avons voulu incarner la pureté de la langue. On nous a classé dans la catégorie des puristes et cela nous a fait beaucoup de mal. Nous nous sommes ensuite posés en pédagogues, ce qui ne nous réussit pas mieux. II nous a fallu rabattre nos prétentions et faire preuve d’humilité.

Humblement, nous avons cherché à convaincre le plus de dirigeants possible de l'opportunité de défendre la langue française. J'insiste sur le fait que ce sont les dirigeants qu’il faut convaincre : l'entreprise reste une organisation structurée dans laquelle le rôle du chef est important et le mimétisme hiérarchique affirmé. En voici un exemple.

L’activité de transport du fret est, à la S.N.C.F., dirigée par un brillant patron qui a passé quelques temps aux États-Unis. À la fin de l’année 1987, il réunit une grande partie de ses collaborateurs et leur soumit quelques idées neuves, étayées par les nouvelles contraintes du transport. Parmi ces contraintes, une faisait fureur, baptisée "just in time", comme nécessité de livrer les marchandises au moment convenu. Depuis plusieurs mois, je tentais de traduire l'expression par juste-à-temps et y étais presque parvenu. Voilà que mon directeur parla, à plusieurs reprises, de "just in time".

Évidemment, le mal reprit vigueur parmi mes collègues, par ce phénomène de mimétisme hiérarchique que j'évoquais à l’instant... Je fis part de ma déception au patron. Il me reçut. Nous discutâmes posément. II admit mon argumentation et décida qu'un prochain numéro de la revue destinée aux clients de Fret S.N.C.F. comporterait un dossier consacré non pas au "just in time" mais au juste-à-temps. 40 000 exemplaires partirent vers les industriels français qui, dans leur quasi-totalité, renoncèrent à "just in time".

Pour convaincre les dirigeants de l'opportunité de défendre la langue française, nous avons testé plusieurs moyens. Le patriotisme, d’abord : travailler en bon français n’est-ce pas être bon Français ? Je dois vous dire que ça ne marche pas : les hommes d’affaires ont, depuis belle lurette, changé d'aire d’influence ; si certains en sont encore à l'Europe, nombreux sont ceux qui en sont déjà au monde entier.

Autre voie explorée, celle de la clarté. Prônant une communication précise pour un management de qualité, nous avons défendu l'idée d’une langue claire. Il nous a encore fallu déchanter : nos modernes manageurs, contaminés par le syndrome syndical français, tiennent à se ménager des issues de secours ; un terrain rêvé pour les anglicismes, mots gigognes que chacun peut interpréter à sa façon.

Ni patriotisme, ni clarté ? Nous n'avions qu'à utiliser les armes mêmes des techniciens et des ingénieurs : les normes et la qualité.

Pour commencer, nous avons créé, dans notre revue "Le Dévorant", une rubrique intitulée "La langue dans l'entreprise", conçue pour faire l’objet de tirés à part que nous ferions diffuser par nos correspondants. Et là, nous avons expliqué que la langue est une norme ; celui qui réussit à imposer sa langue dans une transaction internationale est favorisé par rapport à ses concurrents ; il travaille avec l'agilité que lui confère sa langue natale ; il n'aura pas besoin de traduire ses notices, ses dictionnaires, sa publicité, ses communiqués ; il engagera la bataille commerciale avec un avantage considérable ; il aura imposé sa norme.

Nous avons expliqué aussi que la lenteur du démarrage, en France, des démarches pour la qualité, résultait d'erreurs de langage. Traduire "quality control" par "contrôle qualité" est un contresens impardonnable, le verbe anglais "to control" exprimant l'idée d’une autorité s'exerçant avant l'acte, alors que, pour les Français, contrôler c'est seulement soumettre à un examen a posteriori : après l'acte.

Ces arguments sur le rôle de la langue dans la définition des normes et de la qualité ont fini par porter. Nous avons enfin été écoutés. Ce qui nous a permis de remporter de bonnes victoires dont certaines peuvent vous intéresser.

Le cas de "no-show" et de "go-show" est exemplaire. Alertés par l'un de nos adhérents, qui avait rencontré ces mots anglais dans une instruction destinée aux agents chargés de la vente des billets pour le TGV, nous avons immédiatement fait des propositions au directeur de l'activité des voyageurs Grandes Lignes de la S.N.C.F. Pour "no-show", désignant le voyageur qui a réservé sa place mais qui ne se présente pas au départ, nous suggérions défaillant ; pour "go-show", voyageur se présentant sans avoir réservé, nous proposions imprévu.

Parallèlement, nous avons mis ces suggestions à l'ordre du jour de la première séance utile de la C.M.T.T., puis requis formellement l'avis du directeur des Grandes Lignes ; il nous donna son aval le 15 novembre 1991 et la C.M.T.T. acta les choses le 27 novembre. En huit mois, tout était terminé, y compris la publication d'une instruction rectificative au personnel commercial des gares et des trains.

"Hub" a été un autre combat. Ce mot, désignant, dans l’aviation, un aéroport pivot, est arrivé à la S.N.C.F. par l'intermédiaire de la société Intercontainer, entreprise de droit belge et à direction suisse, chargée du trafic international des conteneurs par chemin de fer. Il lui fallait un pivot dans l’est de la France pour éventailler son trafic provenant du Bénélux et d’Allemagne. Dans ces pays-là, c’est le mot "hub" qui s’impose en l’occurrence. Pour le remplacer, la C.M.T.T. choisit plate­forme, pivot et moyeu, mots qui n’ont séduit personne chez nous parce qu'ils ont un autre sens dans le langage cheminot. Devant mon insistance, on a fini par admettre l'imprécision du terme ; mais on a imaginé une autre expression : point nodal. Je n’ai pas fait la fine bouche.

Quelque intéressante qu'elle soit, cette bataille pour la néologie n'est pas la plus importante de nos actions en faveur de la langue. Il y a aussi les conseils aux revues d'entreprise, les conseils téléphoniques, les corrections aux lettres, documents, instructions, les interventions en réunion pour corriger tel mot ou telle expression, les interventions écrites allant parfois jusqu’à la protestation... Autant de choses qui exigent que l'on s'adapte aux auditoires, aux circonstances et, pourquoi ne pas le dire ? aux rapports hiérarchiques ; il vaut bien mieux reprendre une discussion en aparté que de vexer quelqu’un en public.

J'ajoute que tous ceux qui, comme moi, agissent pour défendre notre langue à la S.N.C.F., le font à titre personnel et bénévole, sans mandat de quiconque.

Je voudrais aussi vous dire quelques mots de nos échecs.

Parlons de "joint venture" par exemple. Malgré la difficulté, pour les Français, de prononcer cette expression, malgré son imprécision reconnue, on ne m’écoute pas lorsque je parle de coentreprise. J’ignore pourquoi, mais je commence à penser qu'il doit y avoir un peu de snobisme là-dessous. Je poursuis le combat. Je constate que les échecs portent sur des mots qui dépassent le cadre de mon entreprise ou qui sont d’un usage plus ancien ... ce qui me conforte dans l'idée qu’il faut attaquer le mal dès le début.

Devant cette impuissance, je me prends à rêver. Dans mon rêve, je me vois, avec quelques autres personnes parmi lesquelles il y a Jean Marcel Lauginie, dans le bureau du Délégué général à la langue française à qui nous devons proposer un plan très concret de défense et de promotion de la langue française. Nous en arrivons très vite à la conclusion que c'est surtout dans l'entreprise que la langue se façonne.

Dès lors, nous affirmons que l'on n'avancera, pour la défense de notre langue, que si l'on favorise l'implantation et l'essor d'associations comme le C.L.E.C. Des associations indépendantes, membres actifs des commissions ministérielles de terminologie, coordonnées par la D.G.L.F., composées de véritables combattants du terrain prêts à se prendre chaque jour au collet avec les mots, et animées d'un impérieux désir : que vive la langue française !


Intervention de Jean Marcel LAUGINIE

Merci Raymond Besson pour ce vibrant plaidoyer pour la langue, pour ces très beaux exemples et ces très belles actions.

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