Allocution prononcée par M. Stélio FARANDJIS,
Secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie,
à Paris le 21 octobre 1993Merci beaucoup. C’est moi qui suis très content d’être ici parmi vous tous, et très honoré aussi parce que je suis au milieu de gens de compétence et d’enthousiasme.
M. Lauginie a fait allusion à l’enthousiasme de la jeunesse. Permettez-moi de commencer par là. Il y a un mot de Georges Bernanos que j’aime beaucoup : c’est la jeunesse qui maintient la température du monde. Quand la jeunesse a froid, le monde claque des dents. Rien ne serait plus triste qu’une civilisation où la jeunesse serait vieille, où la jeunesse serait médiocre, où la jeunesse serait apathique, et surtout où la jeunesse serait sans créativité.
La créativité, c’est le phénomène central de la langue. On croit trop souvent que la langue n’est qu’un héritage. C’est vrai aussi que c’est un héritage. Mais un héritage qu’on ne fait pas fructifier par une créativité permanente, est un héritage qui dépérit comme un sarment mort.
En 1994, nous fêtons beaucoup d’anniversaires qui sont liés à des personnages qui dans l’histoire ont un rapport avec la langue française. Peut-être pourrions-nous nous arrêter au moins à trois d’entre eux :
Rabelais, cinquième centenaire de sa naissance (1494), c’est la truculence, le plaisir, la vitalité, la richesse, l’inventivité, voilà l’homme qui utilise la langue française, et en même temps qu’il l’utilise, la recrée.
Troisième centenaire du Dictionnaire de l’Académie (1694), c’est une entreprise gigantesque. Permettez-moi, chers amis, de rappeler à ce sujet une chose que je considère comme fondamentale : si nous sommes attachés à la langue française, ce n’est pas seulement parce que c’est la langue d’une identité française, c’est aussi parce que c’est la langue d’une communauté francophone internationale qui rassemble au-delà des pays francophones beaucoup de francophones et de francophiles qui habitent d’autres pays. Mais c’est aussi pour une troisième raison, qu’on oublie trop souvent, c’est que l’affirmation de la langue française est associée très étroitement dans l’histoire à l’âge de la raison. Quand on lit Montaigne, et encore plus Pascal, on sait ce que cela veut dire, et quand on se souvient des énormes efforts faits par Port Royal autour de la logique et de la granunaire, cette association de la langue française, l’Académie Française (1635), le Discours de la Méthode (1637), cette association très étroite de la langue française et de l’âge de la raison fait qu’on ne peut pas être attaché à la langue française sans avoir le souci de la rigueur, de la clarté, de la logique.
Et ceci m’amène au troisième souvenir, ou à la troisième commémoration, célébration, cette année 1994 marque le bi-centenaire de la mort de Condorcet (1794), l’un des plus grands philosophes de tous les temps. Et, à la fin de sa vie, Condorcet a écrit un Journal de l’instruction sociale, et peut-être le savez-vous, dans ce projet, dans cette entreprise, Condorcet poursuivait un but : attirer l’attention du public, des citoyens d’une France libre, qui hélas, au moment où il écrivait, était parcourue par des orages, mais il savait que ces orages auraient leur terme. S'adressant à des citoyens libres, il voulait attirer leur attention sur un fait majeur, c’est qu’il n’y a pas de liberté sans le respect des mots, sans la rigueur dans le sens des mots. S’il n’y a pas cette rigueur, s’il n’y a pas cette recherche de la clarté dans le commerce social, dans l’échange, alors tout le monde est fourbe et dupe, pour reprendre son expression, tout le monde est fourbe et dupe à la fois. Pour que les citoyens soient vraiment libres, il faut que l’échange soit clair, qu’il repose sur un étalon-or, et que pour que cet échange repose sur un étalon-or, il faut que les mots, la syntaxe, la langue en général, soit parfaitement transparente, et qu'elle fasse l’objet d’une inter-compréhension, d’un accord entre interlocuteurs, sinon les citoyens seront manipulés, ils entendront des mots auxquels ils accorderont des sens différents, et Condorcet dit : c’est ainsi que les scribes de l’ancienne Égypte faisaient, ils avaient une langue pour eux, une langue pour le peuple, et les sens étaient confondus entre ce que le peuple croyait et ce que les scribes laissaient entendre. Donc, si nous sommes attaches à la langue française, ce n’est pas seulement parce que nous sommes heureux d’aimer une langue qui exprime une identité, ce n’est pas seulement pour cette raison-là, c'est aussi parce que c’est la langue qui est le ciment d’une communauté internationale. Mais c’est aussi pour une troisième raison que l’on retrouve dans le droit, par exemple, dans la diplomatie, et grâce à vous, cher Jean Marcel Lauginie, dans l’économie.
Voilà pourquoi je voudrais féliciter ces jeunes lauréats qui portent cet enthousiasme dont la civilisation contemporaine a bien besoin pour relever les défis qui l’assaillent, et je voudrais les féliciter, ils sont 22 je crois, venant de 18 pays. Vous avez attiré notre attention sur le fait qu’il y a des pays nouveaux à l’honneur, comme l’Irlande, la Suède et la Roumanie. La Suède qui comme vous le savez frappe aux portes de l'Union Européenne, la Roumanie qui est entrée au dernier sommet de Maurice dans le cercle des pays membres de la Francophonie. Nous sommes donc très heureux de saluer l’arrivée de ces trois pays dans le palmarès. Je félicite tous les lauréats et j’encourage tous ceux qui aiment la langue française mais qui aiment aussi toutes les langues du monde, à condition que ce soit des langues qui signifient toujours avec précision, avec saveur aussi, les concepts et les réalités de manière à ce que, dans cette civilisation universelle que nous souhaitons fraternelle et polyphonique, personne ne soit ni dupe, ni fourbe, mais que nous soyons tous des citoyens libres.Retour au sommaire des actes des 6ème et 7ème journées
Retour au sommaire des journées
Retour au sommaire général