Exposé de M. Philippe Lalanne-Berdouticq
Conseiller du Commerce extérieur français

POURQUOI PARLER FRANÇAIS DANS L'ENTREPRISE ?


Mesdames, Messieurs,

Pourquoi parler français dans l'entreprise ? Aux yeux de beaucoup de nos contemporains, le simple fait de poser la question, à plus forte raison de se passer de point d'interrogation et d'expliquer : oui, pourquoi parler notre langue, devient suspect.

Le français dans les affaires, voire dans les affaires internationales, quelle idée ! Les objections naissent comme pâquerettes au printemps : n'est-ce pas un signe de repli sur soi-même ? Ou au contraire, d'une sorte d'impérialisme désuet ? Vouloir imposer sa langue, quel anachronisme ! Enfin l'argument majeur : "Rien de tel pour se couper des marchés extérieurs !"

Le commerce, lui, consiste à vendre et aussi à acheter. Or ne perdons pas de vue qu'il est naturel, normal, que l'acheteur attire à sa propre langue le vendeur. Autrement dit, dans le mouvement à double sens qu'est le commerce, il va déjà de soi que dans l'un des sens, lorsque les Français achètent à l'étranger, à commencer par les machines-outils ou les pièces de rechange ou les matières premières, ils n'ont aucune raison, sauf cas exceptionnel, de renoncer à leur propre langue.

Mais cette remarque va beaucoup plus loin. Car les choses sont complexes. Permettez-moi de vous citer deux exemples. Le premier m'a été conté par l'un des dirigeants de l'Alliance française :

Il avait reçu dans ses bureaux la visite d'un jeune étudiant japonais recommandé par l'Ambassade de son pays. Le père de cet étudiant dirigeait un énorme consortium industriel nippon. L'étudiant expliqua à son interlocuteur que son père lui avait dit : "Tu penses sans doute que la langue la plus importante dans les affaires est l'anglais. Erreur. La langue la plus importante, c 'est celle du client. Je veux t'envoyer vendre nos produits dans l'Afrique francophone. II faut que tu maîtrises parfaitement le français". Grâce à l'Alliance française, l'étudiant y arriva. Et l'on sait dans cet organisme que rien n'est à sens unique, et qu'en apprenant le français, le jeune homme d'affaires se sera aussi intéressé à la langue en tant que telle et à une culture pour laquelle ses compatriotes commencent à éprouver une vive curiosité.

La deuxième anecdote est d'ordre personnel. J'ai longtemps dirigé les ventes d'une entreprise industrielle, une fabrique d'emballages métalliques et d'autres productions en acier imprimé où le décor jouait un rôle important. Jusque dans les années 60, notre voisine l'Espagne contingentait très durement ce genre de produits, au point d'en rendre l'importation quasi impossible.

Puis, vers les années 65-66, elle commença à s'y ouvrir. Oh ! Avec une cascade de droits et de super-droits qui les renchérissaient de 45 %. Mais enfin on pouvait vendre. Et un aperçu préalable du marché m'avait convaincu que, le jour où il s'entrouvrirait, les besoins locaux et la communauté de goût concernant les décors pouvaient rendre ce marché important.

Alors, j'ai fait l'effort d'apprendre l'espagnol dont je ne connaissais pas un mot. Jusqu'ici, à part le français, je ne parlais qu'allemand et anglais - et aussi l'italien que j'ai laissé tomber pour me mettre à l'espagnol. Les tout débuts n'ont pas toujours été commodes. Mais croyez-moi : en quelques tournées bien ciblées, sur l'espace de deux à trois ans, l'Espagne est devenue le premier marché à l'exportation de notre entreprise et l'est restée un bon moment.

Vous me direz : mais les fabrications s'y prêtaient ? Soit. Une prospection faite en français ou (horresco referens !) en anglais, n'aurait pas été totalement infructueuse ? Sans doute, pas totalement. Mais je puis vous assurer que jamais l'impact n'aurait été le même chez mes interlocuteurs et que l'effort d'aller vers eux, d'assimiler leur langage et donc un peu de leur mentalité, a créé des relations d'estime, de sympathie, de confiance qui forment une base solide dans les affaires. La qualité et le prix des objets sont essentiels. Mais ils ne sont pas tout. L'homme aussi compte.

Seulement j'entends d'ici l'objection : mais vous prônez le contraire de ce que vous prétendiez affirmer ! Parler français ? Et vous parliez espagnol ! - Justement : les situations ne sont pas simples. Et elles sont à double effet. Pour en revenir au cas précis de mon expérience professionnelle en Espagne, je dois tempérer mon hispanophonie par trois précisions :

1) À chaque prospecté devenu client, j'expliquais que si, personnellement, je tenais à l'honneur de m'exprimer en sa langue, mes secrétaires, elles, ne la connaissaient pas et que, sauf empêchement absolu de leur part à eux, nous devrions rédiger la correspondance écrite en français. Aucun, pas une fois, n'a élevé d'objection. Lors même qu'ils ne savaient pas deux mots de français, ils se sont débrouillés pour faire traduire. L'esprit de réciprocité, qui est indispensable, a joué.

2) Les décors eux-mêmes n'étaient pas toujours neutres. Il arrivait qu'ils comportent des légendes ou des citations en notre langue. C'est parfois une manière insidieuse de l'introduire jusque chez les consommateurs. Les Américains le savent. Et combien !

3) À la vente directe succède souvent, quand le marché le justifie, la création d'une filiale sur place. Et là, c'est un échange permanent dans l'ordre technique, administratif, commercial, financier, humain. Échange, oui : voilà le maître-mot. Que l'entreprise-mère sache à la fois s'ouvrir à la langue de sa filiale - et rester elle-même : alors sa filiale, inévitablement s'ouvrira, elle aussi, à la langue de l'entreprise-mère.

Cela m'amène à dépasser l'apologue espagnol, cité comme simple exemple. Nous venons de dire : rester soi-même, tout en s'ouvrant à l'extérieur. Rester soi-même d'abord parce que le fait de garder notre langue, le français, à l'intérieur d'une entreprise française est de simple prudence. Les nuances, la précision des termes, c'est dans la langue maternelle de chacun que nous les trouvons le mieux et que nous éviterons l'équivoque. Le même souci conduit aussi à éviter (dans la mesure du possible, car on ne peut pas apprendre toutes les langues du monde) d'employer une tierce langue avec le client étranger. Cet emploi dévalorise à la fois notre langue et celle de l'interlocuteur. Malheureusement il arrive que ce soit nécessaire. N'employons de tierce langue que si c'est nécessaire. Et pas systématiquement la même langue.

Le souci, et à mon sens la nécessité, de garder notre propre langue à l'intérieur de l'entreprise, ne serait-ce que pour éviter les équivoques ou les contresens, m'évoquent deux cas. Le premier est assez récent, et dramatique. Voici environ deux ans, dans une entreprise fixée en Lorraine, à Forbach, trois employés furent très gravement irradiés par des produits radioactifs parce que les consignes de sécurité et les inscriptions figurant dans les couloirs, rédigées en anglais et non en français, n'avaient pas été comprises par ces employés.

L'autre cas est un souvenir d'ordre général, comme chacun peut en avoir.

Dans le cadre de mon activité professionnelle (et aussi en dehors d'elle, par goût personnel), il m'est souvent arrivé de traduire des textes, y compris des textes techniques. Eh bien, les langues ne sont pas des billets de banque : leur valeur n'est pas identique.

L'allemand peut être d'une remarquable précision grâce à ses particules séparables, mais pour ce qui est de la clarté, l'ordre des mots dans la phrase ne la favorise pas.

Quant à l'anglo-américain, j'espère ne choquer personne, mais par rapport au français, il n'est souvent ni clair, ni précis. Un cas-type est celui d'un adjectif qui précède deux noms dont l'un est complément de l'autre.

Exemple : quand vous fabriquez des capsules métalliques, elles comportent un corps en métal et un joint d'étanchéité. Or une expression anglaise comme heated cap lining peut signifier soit le joint préalablement chauffé de la capsule, soit le joint d'une capsule préalablement chauffée. Ce n'est pas du tout pareil.

Or cette construction est extrêmement fréquente. Et les risques d'équivoque aussi. Je l'ai encore récemment rencontrée dans un tout autre domaine en traduisant pour un ami un texte d'archéologie. Et quant à l'imprécision due à un manque d'article, chacun garde en mémoire l'interminable controverse, à l'ONU, à propos de l'évacuation of occupied territories : des territoires occupés ou de certains territoires occupés ?

Mais revenons à l'entreprise et à l'intérêt d'y rester nous-mêmes par notre propre langue.

Il faut aussi rester nous-mêmes dans la conviction que nous avons quelque chose à apporter. Quoi donc ? Un style, un goût, un mode de vie qui transparaît ou peut transparaître dans ce que nous exportons, dans ce que nous exprimons en exportant. Et s'il est déplaisant de prétendre l'imposer ou d'en tirer forfanterie ou arrogance, il est non moins inacceptable de la bagatelliser comme un épiphénomène secondaire. Mieux que cela. C'est souvent ce goût, ce style qui, par excellence, se vendent. Même si la technique pure joue un rôle prépondérant. Croit-on que l'élégance des lignes de TGV ne compte pour rien dans le choix qu'en ont fait certains pays clients ? Ce qui est vrai des macro-entreprises l'est encore beaucoup plus des sociétés moyennes et des PMI qui forment le tissu économique de base. Je ne citerai aucun nom. Mais des grandes-moyennes aux petites-moyennes entreprises, les exemples se bousculent.

Il est superflu d'en appeler au chic parisien des productions de luxe qui ont longtemps fourni les gros bataillons de notre exportation. Mais est-il davantage besoin d'évoquer la touche régionale qui fait le succès des porcelainiers, des faïenciers, des créateurs de tissus, de la Provence à la Bretagne ou du Pays basque à l'Alsace ? Dans le domaine de la verrerie-cristallerie industrielle ou des objets ménagers, l'alliance d'une créativité élégante et des techniques de production en série a mis certaines entreprises françaises au premier rang mondial.

Tout récemment, j'ai eu l'heureuse surprise de visiter des fabriques de mobilier à Revel près de Toulouse. Certaines reproduisent ou inventent des merveilles — je dis bien des merveilles — inspirées de meubles de style et exportant 70 % de leur production et jusqu'en Corée.

Et combien d'autres cas d'ouverture à l'extérieur dans la fidélité à ce que l'on est ! La vérité, c'est qu'on ne gagne pas un dollar de plus en se déculturant. Cet impératif n'est d'ailleurs pas particulier à la France. Imagine-t-on que des Iraniens ou des Turcs exporteraient leurs tapis en y reproduisant l'effigie de Mickey ?

Soit, me direz-vous ! Mais la langue ? — Eh bien ! la langue est un élément du style. Il faut quelquefois l'occulter dans un premier temps, dans la phase d'ouverture à l'interlocuteur (voir mon exemple espagnol). Elle réapparaît plus tard sous une forme ou sous une autre. Il n'est pas toujours, mais il est très souvent, vrai que la langue suit l'objet. Parce que tel objet, tel ensemble d'objets est porteur d'un poids culturel, d'une qualité de civilisation qui ne se sépare pas de la langue et qui y conduit.

Si la langue suit l'objet, elle suit d'abord les hommes. La première industrie française est le tourisme. S'il y a échange, c'est bien dans ce domaine. Or l'échange se limite-t-il, comme on le croit trop souvent, à un dialogue franco-anglais ? Quelle erreur ! Car lorsque nous recevons 9 millions d'Anglo-Saxons, ce sont en même temps 12 à 13 millions de germanophones (Allemands, Autrichiens, Suisses) qui nous rendent visite. Et dans l'autre sens, les pays de destination favorite des Français, vous le savez, sont ceux où l'on parle l'espagnol ou l'italien.

Alors, puisqu'il s'agit d'entreprises, pensons à ces innombrables restaurants, hôtels, agences de voyage qui sont des vecteurs de propagation du français et où une sorte de bilinguisme franco-anglais n'est souvent qu'un effet de simple paresse d'esprit, une funeste erreur car elle privilégie une langue étrangère en paraissant réduire les autres au rôle de sous-langues.

Parler français dans l'entreprise, et parler aussi sans exclusive un éventail d'autres langues qui amèneront l'étranger vers la nôtre, c'est l'occasion par excellence de perpétuer notre propre identité.

On a trop longtemps considéré l'entreprise comme purement utilitaire, cependant que la culture semblait comme désincarnée. Eh bien ! civilisation et économie ne se séparent pas. Notre cadre de travail peut (oh ! bien sûr pas à 100 %, mais dans une certaine mesure) être un point d'appui culturel, un canal permettant de répandre notre langue.

Nous ne le voyons que trop dans le conditionnement médiatico-économique promu par les industries américaines. Si nous ne nous ressaisissons pas, dans la foulée des boissons à la noix de cola, des musiques syncopées, d'une certaine chaîne de restaurant (c'est un comble) qui prétend diffuser chez nous sa "culture" (sic), dans la foulée des chemises porte-slogan et des films non traduits, ce sont tous les pans de l'activité quotidienne qui seront envahis par l'anglo-amérîcain.

Un anglo-américain qui vise ouvertement à s'imposer comme la langue de l'innovation. Mais nous ne saurions donc plus innover ? Accepterions-nous, et nos voisins d'Europe avec nous, de tomber au rang de sous-développés de la technologie et de la mode ?

N'allons pas au-devant de cette perte de nous-mêmes. Disons NON à la dérive déplorable montrée par certains groupes industriels français qui imposent l'emploi de l'américain en plein Paris, dans leurs propres services. Ils me font penser à ces Barbares du temps des Mérovingiens qui s'affublaient ou qui paraient leurs dérisoires fonctions de noms latins. Mais pour redresser l'économie de l'époque et en appeler à l'efficacité romaine, il aurait fallu d'autres efforts.

Ces zélateurs de la langue du canard Donald se croient "en avance". En avance de quoi ? Est-ce dans l'attente des années 2050 où, selon toute vraisemblance, la plus grande puissance économique mondiale sera la Chine, la Chine qui connaît aujourd'hui 10 à 13 % de progression du PNB par an, suivie des autres "dragons" asiatiques ?

Veut-on qu'à ce moment le monde soit réduit à un exclusif dialogue américano-chinois ? Si les langues européennes se laissaient couler d'ici là, leur naufrage serait irréparable.

Croyez-moi, leur rôle — et d'abord celui du français — n'est pas terminé. Sans même parler de la richesse de pensée à laquelle notre langue donne accès, la simple rigueur et la précision dont elle est porteuse sont au service de l'entreprise, au service de l'homme tout court, au service des Africains, au service des Européens de l'Est, en faveur desquels nous pouvons faire beaucoup, beaucoup plus que nous ne faisons, en multipliant chez nous des stages de gestion et de perfectionnement.

Bien entendu, restons ouverts et attentifs aux autres langues, y compris à l'anglo-américain dont l'importance est évidente. Mais dans un esprit de réciprocité, sans exclusive et d'abord sans reniement de la nôtre.

Pour la sauvegarde du français, des mesures défensives sont parfois nécessaires, telles que certaines dispositions de la Loi Toubon. Il est facile de les tourner en dérision, avec cet esprit frondeur qui nous caractérise.

Mais les Espagnols, pour reparler d'eux, défendent beaucoup mieux leur langue que nous ne défendons la nôtre. Tout le monde s'esclafferait en France si nous traduisions hot dog par chien chaud. Personne n'a ri en Espagne quand hot dog est devenu tout naturellement perro caliente.

Mais le plus important se situe en nous-mêmes. "Tenir sa langue" ne demande qu'un petit effort à la portée de chacun. Tenir sa langue pour tenir sa pensée. Et montrer un esprit offensif. Avant tout un esprit de conviction.

Créons, inventons, imaginons, écrivons en français. Formons à l'école de notre langue les esprits d'Europe de l'Est et d'ailleurs qui nous demandent cette formation.

La langue française a mille ans d'histoire. Un millénaire au service de l'esprit humain.


Intervention de Jean-Marcel LAUGINIE :

Merci beaucoup Philippe Lalanne-Berdouticq, surtout pour votre expérience professionnelle. C'est à ce titre justement qu'on avait souhaité vous écouter, et je voulais simplement saluer celui qui nous a permis de vous avoir parmi nous aujourd'hui, c'est-à-dire Xavier Chiron dont j'ai parlé tout à l'heure, qui est inspecteur pédagogique régional dans l'académie de Rouen. Il avait, pour la cérémonie du Mot d'Or dans son académie, invité Philippe Lalanne-Berdouticq. Il m'avait invité également et c'est ainsi que j'ai demandé à Philippe Lalanne-Berdouticq au mois de mai dernier s'il pouvait venir à cette septième Journée du Français des affaires. Il avait dit oui spontanément. C'est ainsi que nous avons pu profiter pleinement de sa riche expérience de Conseiller du Commerce extérieur français.

L'intervention suivante est celle de Jacques CAMPET. Je voulais remercier vivement Jacques Campet pour avoir reporté à la semaine prochaine une réunion très importante afin d'être parmi nous. Souvent, nous parlons dans nos groupes de travail à notre association, de votre patience, Jacques Campet, de votre volonté pour apporter toujours plus de clarté et de rigueur dans la définition des termes économiques et financiers. Nous sommes très heureux que votre production terminologique soit aussi importante, et surtout approuvée par le monde de l'entreprise et par les médias. Je voulais aussi vous dire la profonde sérénité terminologique qui naît de ce travail avec vous, sérénité qui est tout à fait en accord avec votre haute conscience du service public.

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