Stelio FARANDJIS
Secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie
27 novembre 1997
On ne le dira jamais assez, langue et commerce ont partie liée. La langue, c'est un échange linguistique. Un échange, cela veut dire qu'on ne parle bien que lorsque l'on a le souci de son interlocuteur. Il y a deux lois en linguistique qui s'opposent, la loi de la facilité qui conduit à réduire, schématiser, abaisser, appauvrir le niveau des langues, la qualité de la langue et la loi contraire, qui est celle qui conduit l'interlocuteur à préciser son expression, à enrichir son expression de manière à introduire avec son correspondant ou ses correspondants un dialogue honnête. L'honnêteté, dans le commerce social, pour reprendre une formule du XVIIIe siècle qui nécessite de la vigilance, de la clarté, de la limpidité, de la rigueur et surtout l'attention qu'on a envers l'autre, savoir si l'autre est sur la même longueur d'onde, s'il entend la même chose que vous, car il y a beaucoup de discours où les gens se congratulent pour avoir employé les mêmes mots, mais les mots ont des sens différents et quelquefois les gens se disputent parce qu'ils ont eu l'impression par le fait qu'ils avaient employé des mots différents qu'ils étaient tout à fait opposés, alors que ces mots étaient différents mais le sens était voisin. L'échange linguistique est l'échange commercial, si l'on part du principe que l'échange consiste à s'enrichir par le dialogue, par le contact, par la rencontre, alors peut-être on comprendra mieux ce qu'il est nécessaire de faire pour construire la prochaine civilisation.
Notre ami Jacques Ruffier qui est un très grand savant, membre du Haut conseil de la Francophonie dit : "Quand les hommes se rencontrent, ils se combattent souvent et ils échangent quelquefois". Les plus grands miracles dans l'histoire de l'humanité sont nés d'échanges réussis. Le résultat n'était ni dans la partie de l'un ni dans la partie de l'autre, il est le fruit justement de cette rencontre qui ajoute quelque chose. La valeur ajoutée, c'est celle de l'échange. Je crains que certains ne confondent universalité, unité et uniformité. Ce n'est pas en simplifiant, en schématisant, en réduisant, en appauvrissant qu'on permettra aux échanges mondiaux, puisque aujourd'hui on parle de mondialisation, de s'enrichir, de se développer, de se diversifier, mais au contraire en étant très rigoureux, ce qui ne veut pas dire sombre, austère, funèbre, mais vigilant, précis, rigoureux, honnête et aussi truculent, riche, savoureux, car une langue belle, forte, riche, féconde n'est pas seulement une langue lumineuse par sa clarté, sa précision, sa rigueur, c'est aussi une langue qu'on a plaisir à écrire, à parler, à chanter et il faut aussi donc considérer qu'il n'y pas simplement de la rigueur dans la langue, mais il y a aussi de la saveur. Commerce et langue ont partie liée mais économie et culture ont aussi partie liée, plus que les gens de notre époque ne le disent. J'ai créé, c'est peut être une audace un peu téméraire, il y a quelques années de cela une expression qui est révolution nootique, c'est-à-dire que je m'irritais de voir des expressions du genre révolution industrielle 1, révolution industrielle 2, post-industrielle, j'ai pensé qu'il fallait rompre avec ce genre de discours et créer une notion nouvelle, un concept nouveau pour montrer que la révolution néolithique qui est la première grande révolution dans l'histoire de l'humanité, c'est-à-dire à partir du moment où l'agriculture, la domestication de l'animal ont projeté l'humanité en avant, ont été suivies par la grande révolution.
La deuxième grande révolution dans l'histoire de l'espèce, qui est la révolution industrielle fondée sur l'énergie à vapeur, sur le chemin de fer, sur la mécanisation, sur la fonte au coke, l'ère du métal aujourd'hui nous vivons une autre révolution qui est radicalement différente, qui n'est pas un perfectionnement des révolutions précédentes mais qui est un changement radical de nature et non pas de degré et cette révolution nootique tire son origine du mot grec noos-nous qui veut dire pensée, savoir. Qu'est-ce que la valeur d'un cédérom ? Ce n'est pas la valeur de la partie matérielle du cédérom, c'est vraiment l'immatériel qui fait toute, ou presque toute, sa valeur, c'est donc par conséquent la valeur-cerveau, la matière non pas première mais la matière grise qui va faire la valeur ; nous allons entrer de plus en plus dans une économie fondée essentiellement sur l'intelligence de savoir ; celui qui maîtrisera le plus rapidement possible la plus grande masse possible d'informations, qui saura la classer, l'organiser et qui saura la traiter et l'exploiter dans toutes les langues du monde, celui-là aura de l'avance. Cette révolution nootique, c'est aussi la commande automatique, c'est aussi la reconnaissance de la parole, c'est la langue qui devient, non pas simplement outil, mais matière première, centre même de la valeur, et puis, les loisirs grandissant, la consommation des gens évolue, aujourd'hui les consommateurs sont de plus en plus portés vers des productions cinématographiques, musicales, par conséquent la culture devient le centre de tout, et l'économie a donc de plus en plus rendez -vous avec la culture.
La culture, ce n'est plus la fine fleur, le ruban qui entourait les choses, qui décorait, c'est devenu le cœur, et de plus en plus ce sera le cœur y compris dans le tourisme. Si la France est la première puissance touristique du monde, ce n'est pas simplement parce que nous avons le gai Paris à offrir aux touristes mondiaux, mais c'est parce que nous avons des musées, des châteaux, des sites historiques, bref, tout un patrimoine culturel. Si langue et commerce ont partie liée, si économie et culture ont partie liée, la francophonie peut être dans son aspect le plus ouvert, dans son aspect le plus pluriel, ce que j'ai appelé la francopolyphonie, peut être au cœur de la construction de cette civilisation universelle de demain. La civilisation universelle, Léopold Sédar Senghor la souhaitait de tous ses vœux et distinguait la civilisation universelle de la civilisation de l'universel. La civilisation universelle c'est celle que nous vivons tous les jours, que nous subissons plus que nous la voulons, plus que nous la construisons, plus que nous la souhaitons, nous sommes plus passifs qu'actifs, il faut par conséquent devenir acteurs, constructeurs, créateurs, tous autant que nous sommes, êtres humains d'une civilisation nouvelle à l'échelle de cette mondialisation objective qui est devenue une réalité première et quelle sera cette civilisation ? Elle sera la synthèse éclectique de ce qu'il y a de mieux dans toutes les langues, dans toutes les cultures du monde. Ce sera la civilisation polyphonique par excellence. La polyphonie de toutes les langues, de toutes les cultures et de toutes les familles spirituelles de l'humanité. Grâce justement à la modernité et aux technologies de pointe qui ne s'opposent pas forcément à la diversité, qui peuvent être de précieux instruments au service de cette diversité. Je suis donc heureux de constater que certains poussent dans le sens qui est celui que nous devons tous souhaiter, une francophonie à l'œuvre pour construire avec d'autres, comme le disait le Président de la République, M. Jacques Chirac, avec les Hispanophones, les Lusophones, les Arabophones, avec tous les autres pour construire cette civilisation de l'universel qui peut être une civilisation humaniste.
La Francophonie, vous le savez, vient d'avoir un grand rendez-vous, connaître une nouvelle et grande étape qui est son septième sommet à Hanoi.
Mesdames et Messieurs, j'en profite pour vous dire et vous rappeler que la francophonie c'est à la fois l'ensemble de tous les gens sur terre qui s'expriment en français, deuxièmement, la communauté internationale organisée qui s'organise de plus en plus, mais aussi, ce qui peut se vivre en dehors des institutions pédagogiques ou politiques, c'est-à-dire la symbiose du culturel ou interculturel, dans le cinéma, dans le théâtre, dans la chanson, dans nos banlieues. J'étais l'autre jour avec Youssef CHAHINE, cinéaste, membre du Haut Conseil de la Francophonie, dans une banlieue parisienne et si vous aviez vu ces jeunes, cette foule, ce peuple acclamer Youssef CHAHINE, parce ce qu'ils se reconnaissaient, non seulement dans ses films, mais dans ses propos, le métissage culturel, l'ouverture à l'autre, l'enrichissement réciproque, c'est cela aussi la francophonie.
Ce n'est pas simplement la pédagogie, ce n'est pas simplement la politique ou la diplomatie, c'est aussi la rencontre culture et société. Équilibre et synthèse, voilà ce que nous devons apporter. Il y a eu cette rencontre d'Hanoi, désormais il y aura une tête politique à la Francophonie, mon ami Boutros Boutros GHALI, Égyptien, et j'espère que c'est un signal en faveur de cette arabofrancophonie, que pour ma part j'appelle de tous mes vœux depuis longtemps ; cette Francophonie va connaître un nouveau départ, on a eu raison d'insister, le Président de la République et l'ensemble du gouvernement français, mais aussi nos autres partenaires francophones, sur l'aspect économique qui ne doit pas être contradictoire de l'aspect culturel, mais associé étroitement et il y a beaucoup à faire pour que de grandes alliances entre les entreprises se créent à l'échelle de tout l'univers francophone de manière à ce que nous soyons dans la compétition mondiale qui est essentielle dans le domaine de la rencontre entre culture et économie.
Je suis heureux de saluer les lauréats, je constate que 24 pays sont représentés par les lauréats d'aujourd'hui ; je suis heureux de voir qu'il y a douze pays qui faisaient partie traditionnellement de ce qu'on appelle la communauté francophone, mais je suis aussi heureux de constater que deux pays qui viennent d'entrer depuis quelques jours comme observateurs dans notre communauté, Pologne et Macédoine sont aussi représentés, je les salue particulièrement et je constate aussi avec plaisir que nous avons l'Allemagne, le Danemark, l'Espagne, la Finlande, l'Italie, le Portugal, la Russie, la Turquie, et je ne puis résister à saluer tout particulièrement notre lauréat chinois, Xiang Rhong Zhang, c'est un très grand signal, une très grande promesse, une très grande espérance de voir un candidat issu d'un si vaste et si grand pays, si riche de civilisation, s'illustrer parmi nous aujourd'hui.
Cette jeunesse, que nous fêtons avec ces lauréates et lauréats, cette jeunesse doit porter très haut non seulement la francophonie plurielle et ouverte, les mariages, les noces entre l'économie et la culture, entre la langue et le commerce, mais elle doit être pour nous tous, un grand espoir parce que cette jeunesse a travaillé pour être lauréat, elle a donné le meilleur d'elle-même, et quand la jeunesse s'enthousiasme, c'est une grande raison d'espoir.
Georges Bernanos disait : "C'est la jeunesse qui entretient la température du monde, quand la jeunesse a froid, le monde claque des dents".
Grâce à vous peut-être, le monde de demain ne claquera pas des dents mais sera un monde chaleureux et fraternel.
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